Le maquis juif, le parachutage

Le vent est complètement tombé. La nuit est magnifiquement claire. C’est vraiment un temps idéal de « parachutage ». Chez nous, c’est devenu une espèce de réflexe ; la nuit pour nous a un goût spécial, comme lorsqu’on était au front : c’était une nuit à bombardement ou une nuit sans bombardement. Maintenant, c’est une nuit à parachutage ou une nuit impossible pour le parachutage.

Les garçons sont empilés sur l’énorme camion gazobois, qui sert pour transporter toute la section. Il est conduit par un gars du pays, car tous les chauffeurs de cars et de camions de la région sont devenus les chauffeurs du maquis. Il connaît le pays et roule à une vitesse folle sur cette route de montagne.

Il est dix heures du soir. Le village est presque endormi. Nous sommes maintenant au fond de la vallée et nous prenons la voie qui monte de l’autre côté. Nous sortons de la vallée et le paysage devient de plus en plus désert. La route monte toujours. Le camion s’arrête devant un petit chemin. Des bruits de voix, des bruits de moteur : l’autre section est déjà là. Il s’agit d’abord d’assurer la sécurité.

Sur la route, à 150 mètres au-dessous de l’arrêt et à 150 mètres au-dessus, un groupe de mitrailleurs s’installe ; la mitrailleuse est en batterie sur le talus et peut interdire la route. 100 mètres en avant de la mitrailleuse, de chaque côté, deux sentinelles avancées interdiront le passage. Si ce sont des voitures amies, c’est une simple question de police. Si ce sont les Boches, les deux sentinelles seront sacrifiées; mais le bruit de la bagarre permettra au moins d’alerter tout le monde.

Les camions sont rangés dans un chemin creux, et nous montons en file indienne par un chemin muletier qui aboutit au plateau.

- « Adrien ! Tu as la lampe ?

- Oui, mon lieutenant, crie Adrien. Mais la lampe-torche, c’est toi qui dois l’avoir ».

Cette lampe-torche, que j’ai en effet, est la seule lampe électrique de tout le secteur, et on la conserve pieusement pour ne s’en servir qu’au moment des parachutages ; elle nous est d’ailleurs arrivée elle-même par la voie des airs.

Nous voici sur le plateau. Dans la vallée, tout semble étrangement calme ; mais ici, un vent glacial souffle ; l’herbe est couverte de rosée. Nous devons passer toute la nuit là et ça n’a rien de réjouissant.

Les hommes sont installés par petits groupes aux quatre coins du terrain, qui est un grand plateau assez ondulé mais relativement plat pour la région. Il a 300 à 400 mètres de long et 100 mètres de large. Au nord commence une pente assez forte et un bois de sapins ; au sud, après une descente, la route, et en dessous, des champs cultivés.

Le D.M.R. est là, entouré de son état-major. C’est un type assez bien, mais il a un air condescendant qui nous tape horriblement sur les nerfs.

- « Où avez-vous mis les feux ?  » me demande-t-il.

Et lorsque je lui montre les emplacements, qui doivent tenir compte à la fois de la direction du vent et des dimensions du plateau, il daigne approuver. C’est curieux, d’habitude il demande toujours, pour le principe, un changement de position.

Tout l’état-major est là. Pol Roux est très ému de l’attaque du maquis de la Montagne Noire. « Il est fort possible, me dit-il, que tout de suite après avoir réceptionné le parachutage, il faille que les hommes aillent se mettre en position dans la région d’Anglès pour prendre les Boches à revers lorsqu’ils repartiront. »

Mais aux dernières nouvelles, les maquis de la Montagne Noire ne résistent pas et se sont dispersés. Inutile de leur porter secours.

En attendant, il faut réceptionner le parachutage. Il y aura peut-être les bombes Gammon que nous attendons depuis longtemps.

J’entends une voix de femme, une voix bien connue. Un garçon s’approche de moi et me dit : « Jojo a réussi à se faufiler, et c’est pourtant interdit aux filles de liaison de venir sur le terrain. » Cette sacrée Jojo, elle n’en fait jamais d’autres ! Mais elle vient de risquer sa peau pour nous rejoindre : je ne peux tout de même pas « l’engueuler » le premier jour !

Elle est d’ailleurs habillée en garçon et elle porte un calot qui lui cache les cheveux ; si elle consentait à se taire, on n’y verrait que du feu ! « Va dire à Jojo que je ne veux pas savoir qu’elle est là. Mais au moins, qu’elle la ferme ! Sans cela, ça va faire un drame avec le D.M.R. »

Une heure du matin. Les bruits de voix se sont tus. Le vent souffle toujours, glacial. Les hommes sont roulés dans leurs couvertures, chacun à son emplacement, et se serrant les uns contre les autres pour avoir moins froid.

La nuit est merveilleusement claire ; les étoiles brillent ; tout est calme, très calme. Tout à coup, dans le lointain, un ronronnement, un ronronnement imperceptible. Si c’était lui ? Le ronronnement augmente.

- « Lumière ! Lumière ! » et un coup de sifflet strident retentit dans la nuit.

Trois feux s’allument en clignotant et je tiens ma lampe-torche à la main, prêt à faire le signal. Le ronronnement augmente. Un avion passe très haut, à deux ou trois kilomètres au sud. Je tiens ma lampe-torche à la main, mais j’hésite. C’est peut-être un allemand et c’est inutile de lancer l’indicatif si vite.

L’avion s’éloigne, piquant droit vers le nord. Il était peut-être pour nous et nous l’avons raté. Mais dans ce cas, il reviendra. Le ronronnement décroît de plus en plus.

Silence.

Je suis roulé dans mes couvertures et je m’étends sur le dos, je regarde le ciel. Au fond, qu’est-ce que je fais là, sur un plateau des Cévennes, à une heure du matin, et regardant le ciel ? La vie est une chose bizarre ! Je rêvasse et je pense à d’autres nuits étoilées, au camp, pendant les vacances.

Où sont-ils, ceux ou celles qui étaient avec moi pendant ces nuits? Certains sont dans des cachots ou dans les camps de torture de Pologne; d’autres sont très loin, hors de France : en Amérique, au Portugal, en Espagne, en SuisseÉ

Tiens, à propos, il y a longtemps que je n’ai pas eu de lettre de Denise et du gosse. Que font-ils en ce moment ? Certainement ils dorment, très tranquilles. Si Denise est éveillée, elle pense peut-être à moi.

- « Lumière ! Lumière ! »

Je n’ai rien entendu. J’ai dû m’endormir. Mais d’autres ont entendu.

Cette fois-ci, il n’y a pas de doute : on entend nettement le ronronnement puissant du Handley Page de bombardement, qui pique droit sur nous. Il passe au-dessus de nous. Tous les feux sont allumés et j’envoie des « R » en morse avec ma lampe électrique en visant l’avion. C’est curieux : Voici peut-être notre 5e parachutage, et chaque fois c’est la même émotion.

Je bégaie avec mes doigts et je crains bien de transmettre des « P » au lieu de « R ». Je crois que c’est aussi le froid. Mais tout de même il faut faire attention ; car si l’indicatif est faux, l’avion repartira.

Mais non, il a compris. Un feu vert s’allume et s’éteint, ce qui signifie : « Compris ». Et l’avion repart.

La première fois que cela nous est arrivé, nous étions désespérés. Mais cette fois, nous savons ce que cela signifie.

L’avion reprend de la hauteur pour faire un virage et prendre le terrain dans le sens du vent. A cause de la montagne et des trous d’air, il doit aller assez loin. Pendant un moment même, on n’entend plus rien. Et puis, brusquement, un ronflement terrible ; à 200 mètres de hauteur, à toute vitesse, l’avion passe au-dessus de nous.

On voit distinctement, se détachant sur le ciel clair, la masse noire de l’avion. Un carré lumineux apparaît : c’est la trappe de largage qui s’ouvre. Toute une série de claquements mats, comme des coups de revolver lointains, se font entendre, et d’un coup la nuit est parsemée de fleurs, de grandes fleurs blanches, qui apparaissent nettement au-dessus de nous et grossissent avec une rapidité formidable.

Mais le vent doit être encore plus fort là-haut, car les parachutes dérivent de plusieurs centaines de mètres.

Les garçons, malgré les ordres reçus, abandonnent leur place et dévalent en courant la pente. Tous les parachutes sont à bas. Certains sont sans doute tombés dans les arbres. Mais où sont donc les parachutistes?

L’avion reprend de la hauteur. Le lâchage des parachutes de matériel lui a permis de mieux apprécier le vent. Les hommes vont être lâchés plus tard.

L’avion repasse au-dessus de nous, un peu plus haut. Cette fois-ci, ce sont bien eux. Tous les parachutes, plus larges et plus lents, descendent majestueusement. Mon Dieu ! Pourvu que le vent ne les porte pas dans les arbres ou sur les rochers ! Cette fois-ci, tout le monde court à leur rencontre. Je me précipite vers celui qui me paraît le plus proche. D’autres garçons courent devant moi.

A quelques mètres de nous, un parachutiste roule sur le sol et se redresse en titubant. Plusieurs garçons crient :

- « Tu ne t’es pas fait mal ? « 

Une voix répond, avec un fort accent parisien :

- Chic alors, c’est des Français ! »

Et le parachutiste se précipite sur la première personne qui s’approche, l’étreint de ses bras, l’embrasse sur les deux joues ; puis, avec une exclamation de joie :

- »Mince alors ! Et par-dessus le marché, c’est une fille ! » Comme par hasard, il a embrassé JojoÉ

On l’aide à se débarrasser de son équipement, de son parachute de secours. C’est un véritable scaphandrier qu’on doit déshabiller.

« Gardez-moi le parachute », dit-il, « ça me servira de souvenir pour en faire plus tard des chemises à ma petite amie ! »

Il faut dire que c’est une soie blanche qui ne sera pas mal du tout.

Mais où sont donc les autres parachutistes ? Pourvu qu’ils ne soient pas tombés dans les arbres ! Non, les voilà ! Ce sont des radios anglais, flegmatiques, qui ont l’air très étonnés d’être accueillis par des gens en uniforme.

Il s’agit maintenant de retrouver les containers et les bagages. De place en place, étalé sur le sol comme une énorme méduse, un parachute est affalé. A côté de lui, un long cylindre métallique ou en fibre, le container, est rempli de matériel. Il faut au moins deux hommes pour les rouler, car il pèse 200 ou 300 kilos.

Je tente de faire le compte. En fait, il nous a semblé voir douze parachutes. On en a déjà retrouvé sept. Où sont les cinq autres ? On regarde dans les bois, où une véritable battue est organisée dans le noir. De temps à autre, on entend un cri, un appel :

- « Ça y est ! J’en ai un ! Chic alors, c’est des mitrailleuses ! »

Non loin de moi, un garçon crie :

- « Hé ! Les gars ! Venez vite ! C’est plein de chocolat ! »

Je me précipite, car si je les laissais faire, un petit groupe seulement profiterait du précieux chocolat. Mais après tout, c’est un peu une loterie.

- « N’ouvrez pas avant que j’arrive ! » criais-je.

- »Mais, mon lieutenant, le container s’est ouvert en l’air.

C’est curieux, mais ce sont toujours les containers de vivres qui s’ouvrent en l’air !

Le sol est jonché de paquets de chocolat, de paquets de cigarettes et de boîtes de fromage. Malheureusement, le choc a été tel que toutes les boîtes sont brûlantes. Je crie :

- « Ne mangez pas tout ! Mangez le chocolat si vous le voulez, mais tâchez de récupérer tout ce qu’on peut garder et enveloppez le tout dans un parachute ! »

Les officiers essaient de repérer les différents containers. Nous avons toujours la même joie fébrile, en recevant les containers, qu’ont les gosses quand on leur apporte un colis de Noël. Mais ce n’est plus un chemin de fer électrique qu’on attend, ce sont des détonateurs ou des bombes Gammon.

Il est 3 heures du matin ; c’est maintenant seulement que le véritable travail commence.

La lune s’est levée. C’est très heureux, car le principe du parachutage veut qu’on parachute le plus possible dans le noir afin d’avoir le plus de sécurité pour l’avion, et qu’ensuite on ait le clair de lune pour rechercher les parachutes.

Au petit jour, tout devra avoir été déblayé, nettoyé, et en principe ne pas laisser de traces. Je dis : en principe, car lorsqu’on a roulé sur une prairie de montagne couverte de fougères, douze ou quinze rouleaux de deux cents kilos, ça laisse des traces.

Et n’importe quel agent de renseignements allemand peut savoir s’il y a eu un parachutage. La théorie voudrait que les containers soient portés et non roulés, mais les traces seraient presque les mêmes, car il faut au moins quatre hommes pour porter un container.

Les parachutistes sont partis dans la voiture du D.M.R.

Il faut maintenant transporter les containers jusqu’au chemin le plus proche. Là, des chars tirés par des vaches et conduits par des paysans des environs, descendront les containers jusqu’à la route et on les chargera dans des camions.

Les parachutes sont généralement distribués aux paysans pour les remercier de leur aide. Mais c’est un cadeau dangereux. Dans certaines régions, toute ferme dans laquelle les Allemands trouvaient des tissus de parachutes était incendiée, et ses habitants fusillés. Les paysans le savent, mais le désir de conserver un souvenir est tel qu’ils acceptent avec reconnaissance les parachutes qu’on leur donne.

Après trois heures d’efforts dans la nuit, nous égratignant sur les ronces, butant contre les cailloux, nous avons évacué onze containers. L’aube commence à rougir le ciel. Il est six heures du matin. Le jour va se lever.

Tout à coup, je découvre le 12e parachute. il coiffe comme un chapeau un énorme sapin. Mais alors, où est le container ? Il est accroché, lui aussi, mais sous le choc il s’est ouvert. Mes pieds butent contre quelque chose de dur. Je regarde avec ma lampe électrique et je vois, sortant du sol, tout droit, un canon de mitrailleuse. Tout le reste est enterré, ainsi, d’ailleurs, que tout le matériel qui se trouvait dans le container.

Me voici de nouveau dans le camion qui roule avec notre précieux matériel. Pourvu qu’on ne rencontre personne sur la route !

Une mitrailleuse est en batterie sur la cabine du camion. Les hommes ont leur mitraillette à la main. Si on fait une rencontre, on risque fort d’être bousillés, mais les autres auront de la casse aussi. Et ; c’est ce sentiment qui est exaltant pour tous ces garçons : ne plus être des lapins, mais des bêtes qui ont des griffes et des crocs !

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