« Captain Gamzon »

Ce serait mal connaître Castor que de supposer qu’il se morfondait dans la solitude en ruminant le passé et en maudissant sa mauvaise étoile.

Il eut, par-dessus tout, l’indicible consolation de voir l’occupant chassé du pays et la France redevenue française. Ses propres mérites furent officiellement reconnus par une 2e croix de guerre ainsi que par la médaille de la Résistance et, bien entendu, par la restitution de ses galons d’officier. Dans l’armée il monta même en grade puisqu’il fut promu capitaine.

L’immobilité et l’isolement avaient leur avantage. Ils lui permettaient non seulement de revivre les événements et de les juger, mais encore et surtout de penser à l’avenir en toute tranquillité. Si la survie, si la Résistance ont servi à quelque chose, c’est maintenant qu’il va falloir le prouver. « La guerre touche à sa fin. Faisons face à la paix, attelons-nous sans retard aux tâches nouvelles. »

Il n’est pas aisé, certes, de surmonter sa souffrance et sa tristesse. Tant de morts, tant de ruines ! Tant de jeunes parmi ses plus chers collaborateurs, emportés dans la tourmente ! Comment combler les vides ? Nul ne le sait, mais il faut le faire et même très vite.

Et Castor d’élaborer des projets. Il en submerge ses visiteurs qu’il continue d’étonner par sa vitalité. C’est en vain qu’on essaie de contenir ce flot d’ardeur. De guerre lasse on finit, comme toujours, par se laisser convaincre et la nouvelle équipe E I.F., laborieusement reconstituée, se remet au travail.

Le premier numéro d’après-guerre du journal E.I.F. commence naturellement par un vibrant éditorial de Castor :
« Depuis plusieurs années, nous avons tous vécu sous une étouffante carapace de plomb qui était une appréhension constante pour la vie de nos proches, de nos amis, de nous-mêmes.

« Maintenant c’est fini. Finis les Messieurs qui s’approchent en disant « suivez-nous … » Finis la torture, le wagon plombé, la chambre à gaz. Nous sommes vivants et libres.

« C’est bon la liberté, pour ceux qui ont souffert l’oppression. C’est comme l’eau fraîche pour ceux qui ont soif.

« Nous allons pouvoir reprendre, comme avant, la vie scoute; camper, marcher en chantant sur la route large : « Mes amis, la vie est belle ». On va pouvoir reprendre la bonne vie comme avant.

« Comme avant ? Non, ce n’est pas possible, ce n’est plus possible !

« Il ne s’agit pas de passer son temps à se lamenter sur les souffrances passées, ni même à pleurer sur le sort de tous ceux que nous aimons et qui souffrent encore ou qui, hélas, ne souffrent plus. Nous devons repousser toute tristesse stérile, mais nous n’avons pas le droit d’oublier ni de les oublier.

« Si nous sommes vivants et libres, c’est que nous avons encore quelque chose à faire, une mission à remplir. »

Le corps est (momentanément) perclus, mais l’esprit ne s’accorde point de répit. Ne sommes-nous pas à l’époque fiévreuse de la reconstruction ? Que de tâches à accomplir ! Et toutes plus importantes, plus urgentes, plus écrasantes les unes que les autres…

Il faut éduquer les orphelins dont les parents ont disparu, leur apprendre un métier. Le Centre de Moissac y pourvoit ; il faut accueillir ceux qui reviennent des camps de concentration ; ce sera le travail du Centre d’Accueil des Déportés. Pour ce qui est des multiples cas tragiques nés de la guerre, le Service Social des Jeunes s’en occupera.

Il importe d’insuffler immédiatement la vie et l’esprit à tout le Judaïsme français. Bientôt une maison d’édition E.I., « Le Chant Nouveau », verra le jour. Une troupe théâtrale, « Les Compagnons de l’Arche », fera parler d’elle. Deux journaux seront publiés : Lumière, journal des chefs, et Contacts, journal des aînés.

Et puis il y a le Mouvement des E.I. lui-même.

Il s’agit de réorganiser les provinces, les groupes locaux, les unités; de repenser les méthodes, les activités, les programmes, car une guerre change les goûts, les centres d’intérêt des jeunes. Il faut regrouper notre monde scout, lui donner une nouvelle impulsion.

Cette remise en marche de l’appareil E.I.F., conçue par Gamzon, est clairement énoncée par son épouse dans une communication destinée aux jeunes chefs : déjà sont de nouveau réunis des gosses « avides de jeux, de joie saine et d’un judaïsme qui peut se manifester librement, au grand jour, pour continuer les traditions de ceux d’entre nous qui se sont sacrifiés et qui ont disparu ». Déjà « un groupe d’études juives sérieux et d’un niveau élevé s’est créé à Paris ». Il est dirigé par Edmond Fleg en personne.

Surmontant son immense peine, l’écrivain est demeuré fidèle aux jeunes E.I.F. Il remplit d’une façon émouvante son rôle de Président et de guide spirituel. S’adressant lui aussi aux jeunes chefs, il a entrepris d’approfondir pour eux et avec eux l’éternelle pensée d’Israël. Il les exhorte à trouver eux-mêmes la solution du problème juif.

« Créons en nous, leur dit-il, ce peuple de prêtres, ce peuple de créateurs, que nos aïeux, au pied du Sinaï, ont juré de créer, et les hommes, recréés, cesseront de nous persécuter.

« On prétend supprimer Israël, l’anéantir ? Israël va finir, dit-on, Israël est fini ? Non, Messieurs, Israël recommence, Israël se sent toujours recommencer, commencer… »

Et Edmond Fleg de conclure :

« Oui, que chacune de vos minutes nouvelles soit pour vous le commencement d’un commencement, un commencement de vous-mêmes, de vos communautés, de vos patries, un commencement d’Israël, un commencement du monde ! »

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Après de longs mois d’immobilité, Castor est de nouveau sur pieds. Parbleu, peut-on concevoir un camp national des E.I.F. sans Castor ? Ce camp de Chambon-sur-Lignon, dans la Haute-Loire, réunit toutes les unités E.I., les chefs, les commissaires, qui représentent six mille membres. Comment Castor a-t-il réussi à l’organiser, alors que le matériel fait défaut, que les trains roulent rarement et que le ravitaillement est difficile, c’est le secret du chef-magicien. Enfin, le départ est redonné « pour de vrai ».

Mais il n’y a pas que la France, il y a encore l’Afrique du Nord qu’il faut aider à redémarrer. Castor n’hésite pas. Il entreprend un périple à travers toutes les communautés du Maghreb : Algérie, Tunisie, Maroc sans oublier la célèbre île de Djerba avec sa population juive menant une vie qui nous rappelle les temps d’Abraham, d’Isaac et de Jacob…

Ces retrouvailles entre Castor et les jeunes de l’Afrique du Nord furent bénéfiques pour tout le monde. Le chef des E.I.F. sentit plus encore qu’auparavant toutes les richesses humaines en puissance dans ces communautés, tandis que les Juifs de là-bas étaient émerveillés par cette personnalité si rayonnante représentant à leurs yeux le judaïsme français.

« Nous étions tellement heureux, dit l’un d’eux, émigré, depuis, en Israël, de voir un chef qui nous parle de la jeunesse juive de France et du « yichouv » (population juive) palestinien, qui nous raconte des épisodes poignants de la Résistance en France et qui, en plus, crée un lien entre nous et la jeunesse juive à travers le monde.

« Le nom de Castor restera toujours lié à l’histoire du relèvement physique moral, social, intellectuel et spirituel de la jeunesse juive d’Afrique du Nord ».

Cette tournée africaine s’avéra fructueuse, plus tard surtout, au moment de l’exode algérien. Elle le fut pour les deux parties, car les communautés francophones avaient besoin de nous comme nous avions besoin d’elles.

Le mérite supplémentaire de Castor est de l’avoir constaté avant les autres et d’avoir ainsi fait oeuvre de pionnier. Il pressentit ce que son Mouvement scout, le judaïsme français et l’Etat d’Israël, allaient découvrir quelques années après dans les communautés de l’Afrique du Nord, si singulièrement négligées jusqu’alors.

Rentré en France (et sans transition), Robert Gamzon fut sollicité pour un voyage outre-mer. Cette fois, il ne s’agissait pas d’éveiller des âmes, mais plus prosaïquement de recueillir des fonds. Or, nul n’ignore l’aide providentielle que les Juifs américains, par l’intermédiaire du Joint Distribution Committee, ont apportée au judaïsme européen, avant, pendant et après la catastrophe.

Ce sont ces mêmes Juifs des U.S.A. qui suggérèrent à Castor, au « Captain Gamzon », comme ils l’appelaient, de venir participer à leur campagne financière d’après-guerre qui revêtait une importance toute particulière, en raison des secours urgents dont avaient besoin tant les rescapés pris individuellement que les communautés délabrées.

Voilà donc le « Captain Gamzon » s’envolant pour les Etats-Unis où une tournée grandiose l’attendait, dont il fut la grande vedette en tant que héros de la Résistance française.

On imagine aisément ce que fut cette randonnée et l’hyperbolique présentation du héros : haut-parleurs, projecteurs, superlatifs en vrac : « the most important », « the biggest », « the greatest », « the Chief » et j’en passe.

On traînait notre Gamzon de ville en ville, d’un meeting monstre à un meeting plus colossal encore, de « party » en « party » et à des conférences de presse. Il y avait là de quoi essouffler, voire mettre K.O. de bien plus robustes que le frêle Castor. Mais, malgré son terrible accident, les opérations subies, la longue immobilité, le récent voyage en Afrique du Nord, il tint bon.

Quand il voyait s’avancer ce petit homme maigre, en tenue d’officier français, présenté de la façon la plus fracassante, le public judéo-américain applaudissait de confiance. Il attendait la suite, la confirmation de ce qui avait été annoncé. Déjà ce visage rieur et pensif à la fois, suscitait la sympathie, mais que sa voix était donc menue ! C’est cela un héros ? C’est là, le « greatest Jewish Chief in France ».

Cependant cette voix si peu militaire sonnait agréablement, se révélait ferme, prenante. Dans un anglais appris, mais en termes précis et mesurés, l’orateur informait son auditoire, le conquérait peu à peu, et lorsqu’il avait fini, un tonnerre d’applaudissements éclatait chaque fois. La partie était gagnée.

« A force de répéter mon laïus, je savais qu’à tel moment, immanquablement, tous les mouchoirs allaient sortir du sac des dames et se porter vers les yeux »… disait Castor, à son retour à Paris.

Les responsables du « United Jewish Appeal » n’auraient pu faire de meilleur choix. Robert Gamzon, ses mérites mis à part, était fait pour plaire à la gent américaine. Sa blondeur virile, son visage ouvert, sa démarche alerte, rappelaient les plus captivants d’entre les « boys » américains. Il se dégageait de cette personnalité si ténue à première vue, une force calme, une humanité chaleureuse, une modestie souriante dont Castor ne fut pas le seul à bénéficier moralement.

Par voie de conséquence, tout le judaïsme français, toutes les malheureuses populations juives d’Europe, prenaient un visage éminemment noble dans leur incommensurable détresse. Castor symbolisait ainsi le reste d’Israël mutilé, mais digne et bien vivant.

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De son côté, « Captain Gamzon » découvrit l’Amérique. Il ne se contenta pas de voir de plus près New York, mais visita aussi Dallas, San Francisco, les régions minières du Nord. Il y étudia les services sociaux juifs et trouva la justification de son grand projet : créer une école d’éducateurs et d’assistantes sociales juifs.

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