Révolution silencieuse

« Court est le printemps d’un enfant juif », écrivait un grand auteur yiddish. Les joyeuses réunions d’une jeunesse juive insouciante, heureuse, ne devaient pas durer. De l’autre côté du Rhin, des événements monstrueux se déroulaient et en préparaient d’autres plus tragiques encore. Si une bonne partie de la population non juive ne les prenait pas très au sérieux, les juifs, eux, se sentaient de plus en plus concernés !

Face au péril qui planait sur tous leurs coreligionnaires, les E.I.F. devaient encore se garder de la sape insidieuse interne guettant tout organisme vivant. C’est que les multiples problèmes qui agitaient le judaïsme mondial, se retrouvaient dans ce micro-univers et, tous en même temps, assaillaient journellement notre Castor soucieux ; plus soucieux que jamais. Comme partout, comme toujours, on voulait bien faire front contre l’ennemi commun, mais on était loin d’une union parfaite à l’intérieur de la Communauté.

L’augmentation des effectifs ne manqua pas de multiplier les dissensions. Comment concilier toutes les tendances plus absolues, plus intransigeantes les unes que les autres ?

Gamzon avait sa manière d’aborder les idées et les hommes. Vigoureusement soutenu par Edmond Fleg qui rappelait souvent le miracle de notre unité dans la diversité (ce qui lui fit accepter, plus tard, la présidence de la section française du Congrès Juif Mondial), Gamzon instituera dans le Mouvement ce qu’on appela : le pluralisme.

« Recherchons ce qui nous unit et laissons dans l’ombre ce qui nous sépare » arguait-il. Cela n’alla pas sans peine et souleva d’âpres critiques. Rabbins, sionistes et libéraux (pour des raisons contradictoires) le traitèrent de timoré. De beaux esprits lui prêtèrent un coeur d’artichaut : « une feuille pour chacun » ! On lui reprocha son « scoutisme puéril », son acceptation des discussions libres et de la confrontation permanente des idées.

Autour de lui on insista en faveur d’une solution radicale : « Mais tranche donc voyons ! »

Trancher ? Rien de plus facile, en somme. Et après ? Que faire des morceaux ? Castor pensait à ce petit rabbin à la candeur désarmante qui, appelé à se prononcer sur la mésentente entre deux conjoints, leur donna raison à tous deux. Alors la rabbine, exaspérée, cria à son mari : « Dans ce cas, ils ne divorceront jamais !… « Ma foi, acquiesça suavement le sage, tu as raison, toi aussi »…

Castor tint tête vaillamment à ses divers censeurs, évita de trancher, tout en amenant (ou ramenant) peu à peu dans les synagogues, des candidats « Haloutz », qui, sans le Mouvement, n’y auraient peut-être jamais mis les pieds ! Inversement, de jeunes E.I. pratiquants découvraient les mouvements sionistes et un certain nombre s’engageait à militer dans leurs rangs.

Ce pluralisme alimenta, on s’en doute bien, de vives discussions tant au sein des E.I.F. qu’au dehors. Il constituait un modus vivendi ingénieux et libéral, mais sans lien suffisant. Un minimum commun s’imposait maintenant. On le concrétisa par le respect de la « cachrout » (alimentation rituelle) et du Chabbat dont on exigea l’observance dans le Mouvement.

Depuis longtemps se posait un autre problème : l’éducation mixte. Nouvelle levée de boucliers. Castor la préconisait résolument, cette co-éducation qu’il considérait comme un des pivots du système éducatif E.I.F. On devait apprendre aux jeunes garçons et aux jeunes filles à devenir des hommes et des femmes vivant un judaïsme authentique et cela ne pouvait se faire qu’ensemble, en travaillant en commun.

D’autres se prononçaient contre, mais il n’en fallut pas moins de longs et laborieux palabres, et surtout plusieurs années d’expériences heureuses pour donner raison à l’incorrigible Castor.

Entre temps, les activités du Mouvement se multipliaient, devenaient de plus en plus complexes. (Grâce aux efforts de Castor, les E.I.F. avaient enfin été acceptés par le Bureau Interfédéral du Scoutisme français devenu pendant la guerre: « Le Scoutisme français »). Le travail permanent absorbait le temps et l’énergie des responsables :

- Élaboration et exécution du programme pour l’ensemble du Mouvement,

- Problèmes budgétaires et organisation matérielle,

- Formation des cadres,

- Intégration des groupes et de chacun des éclaireurs qui les composaient.

Travail ardu. Au pluralisme, au minimum commun, à la co-éducation, il fallait consacrer un dévouement, une pédagogie de tous les instants pour qu’une homogénéité, même relative, s’établît, afin d’éviter une Tour de Babel. Les E.I.F. n’accueillaient-ils pas les éléments les plus disparates : Achkénazes et Séfarades, orthodoxes, libéraux et athées, immigrés du Maghreb et de l’Europe orientale et centrale aux côtés de juifs français qui faisaient remonter leur arbre généalogique jusqu’à Louis XV et même au-delà…

De tout cela, il fallait faire de bons Eclaireurs fidèles au scoutisme, au judaïsme, à la France. Il fallait encore les habituer à vivre fraternellement ensemble !

Car le but poursuivi sans relâche, et redéfini de mille manières, « était un style de vie harmonieux ». « Les jeunes scouts, et même leurs chefs, reconnaît l’un de ceux-ci, ne comprenaient pas toujours où Castor voulait en venir quand il leur prêchait ce style de vie, mais ils le suivaient, se laissaient entraîner par sa « fantaisie ».

Il aspirait à ce que nous rajeunissions les structures et le comportement des sphères dirigeantes du judaïsme français. Aussi vouait-il une attention toute particulière à la formation des cadres, formation concrète, efficace, sans laquelle le Mouvement n’aurait pu se développer. »

« Castor avait quelque chose de prophétique, reconnaîtra-t-on plus tard ; il nous persuadait parce qu’il était convaincu lui-même.

Et ses « astuces » donc ! Il en trouvait partout. Son fort, c’était de donner forme aux idées ;aux siennes ; comme à celles des autres. Il n’aimait pas les projets qui restent dans la vague.

« Attends, attends, murmurait-il, comme se parlant à lui-même, on en fera quelque chose ! » On, c’était naturellement lui-même. « Alors, en le voyant s’y mettre sérieusement, nous ne pouvions rien lui refuser. Que de gens ont ainsi été marqués ; à commencer par nous-mêmes ! »

Lui, le mystique, était féru de concret. Il abhorrait le bâclage, l’à-peu-près, le superficiel. S’il lui arrivait d’y acquiescer, c’était pour reprendre l’affaire par un autre bout, à un moment plus opportun, et la mener à bien.

Un travail éducatif honnête n’est jamais fait en vain. Il en reste quelque chose. Par le biais du scoutisme, Gamzon et ses adjoints pénétrèrent, en effet, dans les sphères dirigeantes du judaïsme français. Certes, on ne rajeunit pas, en bloc et d’un coup, un antique et vénérable aréopage. Notre maître Moïse lui-même n’y serait pas parvenu… La collectivité, dans son ensemble, se complaît paresseusement dans une attitude moutonnière.

Mais il est indéniable qu’un certain nombre d’individus se mettent à réfléchir et se laissent gagner par les initiatives nouvelles et hardies de quelque novateur. A leur tour, ils suscitent d’autres adhésions, si bien que l’esprit général finit par s’en ressentir et cela aboutit à un changement dans les idées et les faits qui, naguère, semblaient immuables.

C’est ce qui ne manqua pas de se produire dans les milieux juifs de France. « Les innovations de Castor, affirment ses disciples, entraînaient chaque jour à sa suite de plus en plus de jeunes juifs, et la force du Mouvement le mettait en mesure de jouer son rôle et de tenir sa place au sein de la Communauté. »

Issus de ce mouvement E.I.F., des éléments tout neufs apparurent parmi les autochtones. Dynamiques, sportifs, habitués aux Juifs étrangers, aux prières et au « bentchen » (actions de grâce) récités en commun, aux chants et danses d’Erets-Israël exécutés ensemble aussi, ils abordaient les affaires communautaires à leur manière.

Au lieu de la philanthropie de papa, c’est une solidarité d’égal à égal qu’ils exerçaient aux côtés des militants juifs d’ici et d’ailleurs. Tout le monde y gagna, à commencer par le pays natal qui acquérait des citoyens joignant, à leur loyauté éprouvée, une efficacité plus adaptée aux exigences modernes.

Le pluralisme de Castor, permettant à chacun de prendre son essor, provoqua au sein du Mouvement des initiatives diverses, parfois originales, qui en rehaussèrent l’éclat. C’est ainsi que, par affinité, certains éclaireurs et éclaireuses se groupèrent en une troupe de tendance « ‘haloutzique ».

Ces « ‘haloutz » made in France, avaient un cachet particulier. A l’ancestral idéalisme juif qui avait retrouvé sa fougue et son enthousiasme, là-bas, dans les bourgades et les cités de l’Est européen, ils ajoutaient une séduction française. Leur esprit, leur élan, étaient des plus contagieux. Nombre d’entre eux sont allés, depuis, rejoindre en Israël les pionniers venus de maint pays, alors que d’autres E.I., restés en France, ont pris la relève et occupent aujourd’hui des postes responsables dans la communauté.

Ainsi, le Mouvement gagnait en nombre et en qualité. Mais il y avait le bruit de bottes, venant de l’Allemagne nazifiée, qui s’amplifiait. On ne pouvait plus le traiter par le mépris.

« Castor soucieux » allait bien mériter son totem. Il sentit venir l’orage, comme nous tous, et chercha une parade ; tout au moins dans le cadre de son Mouvement. L’heure n’était plus au jeu seulement. Il fallait songer à se préserver contre le danger qui approchait. Au judaïsme vivant, aux techniques scoutes, à l’esprit de franche camaraderie, il importait maintenant d’ajouter des institutions de défense. C’était la Résistance avant la lettre…

Une maison de jeunesse, la cité E.I., avait été créée en plein 16e arrondissement. Là on pouvait se réunir plus fréquemment et s’entretenir de choses graves touchant l’avenir immédiat de tous et de chacun. Cet avenir hantait les esprits.

Dans le local principal du Mouvement, avenue de Ségur, un grand atelier de menuiserie et de serrurerie fut aménagé. Il était destiné tant à un groupe de jeunes immigrés allemands et polonais qu’aux scouts chevronnés.

Apprendre à se servir des outils les plus courants, à travailler la matière, à ne pas seulement comprendre les choses, mais à les expérimenter, se montrer aussi habile dans le travail des mains que dans celui de l’esprit, voilà ce qui préoccupait Castor.

A l’exemple des maîtres du Talmud, il recommandait de choisir un métier manuel directement productif (tout à fait dans la tradition juive), au lieu des gagne-pain que nous avaient imposés, au cours des âges, les incessantes persécutions.

Et pourquoi pas le travail agricole ? se demanda-t-il. Nos aïeux n’ont-ils pas été parmi les agriculteurs les plus doués de tous les temps ? Ne voit-on pas aujourd’hui encore les vestiges, en Terre Promise, de terrasses antiques édifiées par les Hébreux pour empêcher l’érosion du sol ?

Sans parler des pionniers juifs d’aujourd’hui, ce peuple de boutiquiers, courtiers, artisans, étudiants, qui, après des siècles de vie citadine, sont allés vivifier la terre ancestrale, elle-même desséchée, empierrée, livrée aux marécages meurtriers par des siècles d’abandon et d’incurie !

On trouvait en France même quelques-unes de ces « ha’hcharoth » (chantiers ruraux), où jeunes gens et jeunes filles se préparaient à la rude vie qui les attendait en Palestine. Et Gamzon de lorgner du côté des mouvements sionistes « ‘haloutziques ». Pourquoi ne pas faire profiter de leur exemple les Eclaireurs ?

Leur chef avait toujours été attiré par la vie de plein air et les beautés champêtres. Il cherchait à en transmettre le goût à ses scouts. De là à vouloir les installer à la campagne, il n’y avait qu’un pas vite franchi. Et ce fut, aux environs de Saumur, dans la propriété d’un médecin juif d’origine alsacienne, l’implantation d’un groupe de jeunes, français et étrangers. Se préparant déjà à l’après-guerre, on y unissait le travail des champs à l’artisanat. Castor lui-même y passait tous ses dimanches.

Devant le danger extérieur qui se précisait, il n’était nullement absurde de songer à mettre à l’abri, si la catastrophe se déclenchait, les plus jeunes d’entre nos scouts : « louveteaux » et « louvettes ». A l’instar de quelques autres organisations juives spécialisées, Gamzon délégua plusieurs chefs dans le sud du pays pour chercher des maisons de refuge loin de la Capitale qui, sans doute, serait directement menacée. On fixa ainsi trois centres pouvant abriter plusieurs centaines d’enfants.

Il s’agissait, là aussi, de se préparer non pas seulement à la guerre mais, déjà, à l’après-guerre, non de détruire, mais de sauver des vies humaines et d’apprendre à survivre. C’est ce qui fait apparaître toute la valeur des initiatives de Castor. Certes, ni Fleg ni Gamzon ne se faisaient la moindre illusion : un jour, il faudrait se battre. Eh bien, on se battrait ! Mais l’impératif juif, opportunément rejoint par la tendance scoute, est de vivre, de « choisir la vie » ainsi que le prescrivait Moïse. On allait donc diriger les jeux et les exercices habituels vers le secourisme, l’auto-défense, le sauvetage.

Ce sera l’esprit de service poussé à son degré le plus élevé. La devise scoute « toujours prêts » trouvait là son application : s’aguerrir pour livrer le bon combat, devenir un homme équilibré et utile. En somme, on avait en vue la reconstruction bien avant que la catastrophe fût consommée. Cela signifiait à la fois faire face au danger présent et à l’euphorie (ou au désarroi) qui suit généralement cette folie des hommes : la guerre.

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Jusqu’ici il n’a été question de Robert Gamzon qu’en tant que chef du mouvement scout fondé par lui, comme s’il y avait été exclusivement absorbé. Castor semblait en effet ne vivre que pour et par les E.I. Ce n’était quand même pas tout à fait le cas ! Une place avait été ménagée pour sa vie privée, on se demande d’ailleurs comment…

Il s’était marié, avec bien entendu, une Cheftaine E.I., ce qui arrangeait les choses, car, personnalité forte et tenace, esprit lucide, elle secondait Castor on ne peut plus efficacement. Seule une E.I. pouvait tolérer – et surtout encourager en s’y plongeant elle-même – l’activité sociale dévorante de Castor.

Devenu père de famille, ce dernier n’avait pas seulement à se soucier de la bonne marche du Mouvement, mais aussi de son propre gagne-pain ! Or, il exerçait un métier, et, là aussi, il faisait merveille. Travaillant pour plusieurs entreprises d’électricité, il commença par mettre au point de petites inventions pratiques : une machine à sélectionner des feuilles de mica, puis un appareil de musique électrique et un graveur de disques. Vers 1930-31, il se spécialisa en électro-acoustique.

Un peu plus tard, Gamzon mit au point, avec un ami, un système d’amplification stéréophonique (haute fidélité) pour récepteurs radio et pick-up. Ce système est bien connu maintenant : trois haut-parleurs avec un « filtre de fréquences sonores » qui transmettent séparément les sons graves, moyens et aigus. Il inventa aussi un système de réverbération réglable, appliqué aujourd’hui dans tous les studios de prise de son pour radio.

La vie de Castor se partage alors en trois tranches inégales : le travail (8 à 10 heures par jour) ; les E.I. : conseil directeur, formation de chefs, démarches diverses ; et la famille, dans le peu de temps qui reste…

Ses premiers brevets, il les prend dans une entreprise de musique électronique. D’autres brevets suivent à une cadence rapide. Peu avant la guerre, Gamzon passe au Laboratoire Electronique de la célèbre firme Thomson-Houston.

Il est un des premiers ingénieurs à réaliser l’amalgame « son et lumière ». A l’exposition universelle de 1937 à Paris, il est chargé de la sonorisation, ce qui fait de lui un acousticien connu sur le plan mondial.

Les brevets auraient pu lui assurer des profits confortables s’il avait su les exploiter. Mais Robert Gamzon était aussi « Castor soucieux », soucieux pour ses chers E.I., pour l’avenir de la jeunesse juive et celui de la communauté. Ses brevets techniques d’une haute portée furent donc royalement négligés. Il mettait cependant au point une nouvelle découverte, lorsque la guerre de 1939 éclata.

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