Quelques textes de divers auteurs

jd66bNous choisissons ici quelques textes de divers auteurs, propres à illustrer certaines idées énoncées dans la première partie de ce fascicule. Il ne s’agit aucunement d’une anthologie sur la Téfila, mais d’un choix de textes brefs qui rendront plus nettes certaines idées exposées plus haut.

Yéhouda Halévy – la Téfila et le Temps

Le court texte qui suit est tiré du grand ouvrage de Yéhouda Halévy, le Kuzari. Sous forme de « dialogue », celui-ci met en scène un roi à la recherche de la vérité (le Kuzari) et un juif, le ‘Haver. Le texte en question appartient à une page consacrée à divers aspects de la Téfila, surtout techniques. Nous avons retenu ces quelques lignes d’une portée plus générale.

«Les moments de la Téfila seront le coeur du temps (de la journée) et ses fruits, le reste de ses instants étant comme des chemins qui conduisent à ce moment. Les fruits de la journée et de la nuit seront les moments de la Téfila, les fruits de la semaine, le jour du Chabbat. L ‘ordre de la Téfila pour l ‘âme est comparable à celui de la nourriture pour le corps.» (Kuzari, III, 5)

La comparaison de la Téfila avec le Chabbat est éclairante : il s’agit dans les deux cas d’un moment particularisé, privilégié, en rupture avec le temps quotidien.

Ce moment est à la fois le coeur du temps : le retrait, la rupture de la Téfila, permet de rendre signifiante l’action en général ;

fruits du temps = rupture, mais qui n’abolit pas toute relation avec vie quotidienne, qui en est portée ou, comme nous avons dit, qui intègre celle-ci.

Dieu prie : un texte du Maharal de Prague

Yéhouda Loew ben Betzalel, autrement dit le MAHARAL de Prague, est l’un des penseurs juifs les plus importants du 16e siècle. Reprenant et exposant avec clarté les enseignements fondamentaux, il les transpose dans l’esprit de son temps.

Dans plusieurs de ses textes, il se penche sur la Téfila, qu’il définit avant tout comme une «pensée en état de tension» ou comme une pensée en projet. Le texte suivant est tiré de son Béer Hagola, le «Puit de l’ Exil», et constitue le commentaire d’un paradoxal texte talmudique.

Nous lisons dans le traité talmudique de Bhérakhot (p.7a) ce qui suit : « Rabbi Yo’hanan demande au nom de Rabbi Yossé : D’où savons-nous que Dieu prie ?

C’est qu’il est écrit : Dans la maison de MA prière et non pas dans la maison de LEUR prière. Ainsi, Dieu prie !

Mais que dit-il ? « Qu’il soit de ma volonté que mon amour (ra’hamim) l’emporte sur ma colère, que mon amour couvre ma rigueur, de sorte que mes rapports avec mes enfants soient fondés sur l’amour plutôt que sur la justice rigoureuse »

Voilà un texte objet de bien des controverses !

Vers qui Dieu peut-il bien diriger sa prière, alors qu’il n’a nul égal, et qu ‘il est tout-puissant ? Nos Maîtres ne nous transmettent-ils pas, dans les textes de l’office du matin et du soir, des enseignements relatifs à l’Unité et la Toute-Puissance de Dieu ?

Alors va-t-il falloir que nous affirmions que (‘has véchalom !) quelque élément étranger s’est introduit dans leur cervelle à propos (de cette «prière de Dieu») ?

Réponse qui ne peut être que conjecturale : notre savoir est bien éloigné du leur ! Ils connaissaient en effet le sens caché de la sagesse et de la Téfila.

En hébreu, le terme de Téfila est dérivé de PILLEL (signifiant « penser » ainsi que le montrent les exemples cités de textes bibliques)

Le terme Téfilin est également apparenté à cette racine : les Téfilines sont un signe de rappel, et se trouvent sur le front, car la tête est le siège de la pensée.

Ainsi la Téfila est dérivée de la racine Pillel qui signifie penser : prier signifie donc tendre son esprit et penser que Dieu agit selon son désir et sa volonté, parce que lui, bon, vrai, plein d ‘amour est dit désirer par amour et demander le Bien. (Béer Hagola chap. 4, p.51-52)

Martin Buber – Le dialogue

Ce très beau texte de Martin BUBER, le «philosophe de la Relation», semble s’appliquer parfaitement à la Téfila telle que nous l’avons décrite : caractère authentique du «dialogue», orientation du monde par rapport à une absolue référence, refus de l’extase mystique, «redécouverte» du monde. On comprendra mieux ce qui est dit de «Dieu» en se référant aux pages précédentes.

«Toute relation vraie avec être ou avec une essence dans le monde est une relation exclusive. Le Tu de cette relation est détaché, mis à part, unique, il existe seul en face de nous. Il remplit l’horizon.

Non que rien d’autre n ‘existe, mais tout existe dans sa lumière. Tant que dure la présence de la relation, son ampleur universelle est incontestable.

Mais dès qu’un Tu devient un Cela, l’ampleur universelle de la relation apparaît comme une injustice envers le monde ; du fait qu’elle est exclusive, il semble qu’elle exclut l’univers.

Dans la relation avec Dieu, l’exclusivité absolue et l’inclusivité absolue se confondent. Celui qui entre dans la relation absolue n’a plus intérêt à rien d ‘isolé, ni aux choses, ni aux êtres, ni au ciel, ni à la terre ; car tout est inclus dans cette relation.

Entrer dans la relation pure, ce n’est pas faire abstraction de toute chose, c’est voir toute chose dans le Tu ; ce n’est pas renoncer au monde, c’est placer le monde sur ses fondements.

Détourner le regard du monde ne rapproche pas de Dieu ; tenir les yeux fixés sur le monde ne rapproche pas de lui non plus ; mais celui qui voit le monde en Dieu est en présence de Dieu.

«Le monde d’une part, Dieu d’autre part» : c’est ainsi qu’on parle d’un Cela. « Dieu dans le monde » : c’est encore ainsi qu’on parle d’un cela. Mais ne rien exclure, ne rien abandonner, tout inclure, le monde entier dans le Tu, reconnaître au monde son droit et sa vérité, ne rien saisir hors de Dieu, mais tout saisir en lui, voilà la relation parfaite.

On ne trouve pas Dieu si l’on reste dans le monde. On ne trouve pas Dieu si l’on sort du monde. Celui qui se porte tout entier à la rencontre de son Tu et qui porte vers lui l’être entier de l’univers, celui-là le trouvera, lui qu’on ne peut chercher.

Certes Dieu est le « tout autre », mais il est aussi le «tout même», le tout présent. Certes, il est le mysterium tremendum dont l’apparition nous terrasse ; mais il est aussi le mystère d’évidence qui m’est plus proche que mon moi.

A force de sonder la vie des choses et la nature de leur relativité, tu arriveras à l’insoluble ; à force de contester la vie des choses et leur relativité, tu arriveras au néant ; en sanctifiant les choses, tu rencontreras le Dieu vivant.»

Marin Buber – Je, Tu et Cela

Le Je, Tu, c’est la définition de la relation authentique, pour Martin BUBER. Ce texte explicite la nature de cette relation. Nous avons suffisamment insisté sur le thème du « dialogue », de la découverte d’autrui dans la Téfila pour que l’on comprenne en quoi ce texte, pas du tout destiné à une quelconque explication de la « prière », puisse être pour notre propos un excellent commentaire.

«Lorsque placé en face d’un homme qui est mon Tu, je lui dis le mot-principe Je Tu, il n’est pas une chose entre les choses, il ne se compose pas de choses.

Il n’est pas Il ou Elle, limité par d’autres Ils ou Elles, un point de l’espace et du temps porté sur le réseau de l’univers…

Il n’est pas non plus un mode de l’être, perceptible, descriptible, un faisceau lâche de qualités définies. Sans voisins et d’une pièce, il est le Tu et il remplit l’horizon.

Non qu’il n’existe rien en dehors de lui ; mais toutes choses vivent dans sa lumière. La mélodie ne se compose pas de sons, ni le vers de mots, ni la statue de lignes – car c’est à force de les tirailler et de les déchiqueter qu’on arrive à faire de leur unité une multiplicité de même chez l’homme à qui je dis Tu.

Je peux extraire de lui la nuance de ses cheveux ou la nuance de sa bonté ; je suis sans cesse obligé de le faire ; mais déjà il n’est plus le Tu.

Et de même que la prière n’est pas dans le temps, mais bien le temps dans la prière, que le sacrifice, n’est pas dans l’espace, mais bien l’espace dans le sacrifice, et qu ‘en renversant cette relation on abolit la réalité, de même je ne découvre l’homme à qui je dis Tu dans aucun temps ni dans aucun lieu déterminé. Je peux l’y situer, je suis sans cesse obligé de le faire, mais alors ce n’est plus un Il ou Elle, c’est un Cela – ce n ‘est plus mon Tu.

Tant que le ciel du Tu se déploie au-dessus de moi, les vents de la causalité s’accroupissent à mes talons et le tourbillon de la fatalité se fige.

L’homme à qui je dis Tu, je n’ai pas de lui une connaissance empirique. Mais je suis en relation avec dans le sanctuaire du mot-principe Je-Tu. C’est au sortir de ce sanctuaire seulement que je le connais de nouveau par l’expérience. L’expérience est éloignement du Tu.

La relation peut se prolonger même si l’homme à qui je dis Tu n ‘en a pas conscience et n ‘en a pas le sentiment. Car le Tu est plus que le Cela n’en sait. Aucune imposture n’a d ‘accès en ce lieu ; c’est ici le berceau de la Vie Véritable.»

Karl Barth, ou « l’anti-téfila »

Nous avons souvent dans cette brochure parlé de la «prière», opposée à la Téfila. Voici un texte dû à un grand théologien protestant, qui permettra de mieux saisir cette opposition, et de mieux dégager l’originalité de la Téfila juive (Il s’agit de phrases prises ça et là dans son cours sur la prière).

«Prier signifie s’adresser à celui qui nous a déjà parlé dans l’Evangile et dans la Loi. C’est en face de lui que nous nous trouvons lorsque nous sommes tourmentés par l’imperfection de notre obéissance, par la discontinuité de notre foi. C’est à cause de lui que nous sommes dans la détresse. Lui seul est capable d ‘y porter remède. Nous prions pour lui demander de le faire.» ((Karl Barth – La Prière, tr. fr. Collection « Foi Vivante » p.22-23)

«Obéir à la grâce, être reconnaissant, signifie que la prière est aussi une action de l’homme qui se connait pécheur et qui appelle la grâce de DieuÉ Quand nous prions, notre condition humaine est dévoilée, nous savons que nous sommes dans cette détresse et dans cet espoir. C’est Dieu qui nous met dans cette situation ; mais en même temps, il vient à notre aide. La prière est ainsi la réponse de l’homme quand il comprend sa détresse et sait qu’un secours vient à lui.» (Karl Barth – La Prière, tr. fr. Collection « Foi Vivante » p.34-35)

Bien entendu, nous aurions pu relever dans ce texte des passages plus en rapport avec l’explication que nous avons donnée de la Téfila, notamment ceux où il est question d’acte communautaire, de notre « relation avec les exigences de ce monde ». Néanmoins l’esprit est radicalement différent. Comme le contenu véhiculé par le terme de « prière » est en gros celui que décrit Karl BARTH, cette mise au clair pouvait avoir du bon.

« C’est par la connaissance du noir que l’on connaît le blanc ; par la connaissance du blanc que l’on connaît le noir », écrit le Maharal au début de son Netsa’h Israël.

 

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