Depuis plusieurs semaines, nous devrions être partis, car en principe tous les secteurs doivent rejoindre le P.C. du Commandant, à 30 km plus au sud.
Par contre, presque tous les deux jours, nous devons recevoir des parachutages.
Nous avons beau dire aux échelons supérieurs ; ce que d’ailleurs ils savent aussi bien que nous ; que le terrain est connu, que la phrase « le chasseur n’a que vingt balles » est connue de tout Ie pays, que les gosses du pays assistent à tous nos parachutages et ramassent eux-mêmes du chocolat et des grenades, imperturbablement nous continuons à recevoir des parachutages sur le terrain.
Pourtant, le D.M.R. a des radios. Qu’est-ce qu’ils fichent ? Tôt ou tard, il arrivera une catastrophe. On en est bien persuadés ; mais il y a en même temps cet incroyable sentiment de sécurité que donne toujours l’habitude : du moment qu’une même chose, deux fois, trois fois, cinq fois, s’est passée sans casse, il n’y a pas de raison que dix fois, vingt fois, elle ne se passe pas aussi sans casse. C’est peut-être la raison pour laquelle les ouvriers qui travaillent sur des machines dangereuses finissent tôt ou tard par se blesser.
Nous savons que les Boches sont à Castres ; nous savons qu’ils connaissent nos emplacements ; nous savons qu’ils ont des auto-chenilles, des mitrailleuses, des tanks ; nous savons qu’un jour ou l’autre ils nous tomberont dessus, et que la seule sécurité serait de nous déplacer, il y a toujours une raison qui fait que nous restons.
Le soir du 7 août, pour la 15e fois peut-être, nous recevons le message : « Le chasseur n’a que vingt balles. Trois amis viendront voir ce soir que le chasseur n’a que vingt balles. » En quelques jours, nous avons reçu quinze amis, un commando complet de parachutistes américains, grands gars bronzés et rieurs, très étonnés d’arriver dans un pays ami et dans une armée organisée. Ce soir, nous devons encore recevoir des parachutistes et du matériel. Le débarquement en zone sud doit approcher, car tous les soirs du matériel arrive.
Mes garçons sont exténués, et à la joie qu’ils éprouvèrent les premières fois à l’écoute de la phrase sacramentelle : « Le chasseur n’a que vingt balles », succède une mauvaise humeur évidente. « Encore un parachutage ! La barbe ! On va encore passer une nuit sans dormir. Et demain, comme par hasard, on prétendra que nous nous sommes mieux servis que les autres et que nous avons tout le chocolat ! Si seulement il y en avait, du chocolat ! Mais la seule chose dont on a besoin, de bons revolvers et des armes anti-chars, c’est « macache » ! ».
Je les console en leur disant : « C’est peut-être ce soir que nous finirons par recevoir ces choses précieuses. »
Ce sera ce soir-là, en effet, mais nous ne savions pas, à ce moment-là, que ce seraient les Boches qui en profiteraient!
Comme je voulais absolument qu’une partie de mes hommes au moins puisse dormir, j’avais donné l’ordre à la section d’Adrien de n’envoyer qu’un seul groupe de mitrailleurs, et je n’avais pris moi-même que deux groupes de la section de Roger (Roger Cahen). Tous les autres hommes étaient restés au cantonnement, et une autre section du secteur participait au parachutage.
Celui-ci s’est passé sans incident et il semblait bien, en effet, que le matériel était différent des fois précédentes : des mitrailleuses lourdes étaient arrivées et ; paraît-il, car je ne l’ai pas vu ; un container entier de revolvers.
Les trois parachutistes, trois personnages importants, avaient été emmenés immédiatement par le commandant lui-même : et à trois heures du matin je redescendais sur la route pour envoyer les groupes de mitrailleurs se coucher, quand quelqu’un m’a dit : « Mon lieutenant, vous entendez ce roulement dans le lointain ? ».
Dans le silence de la nuit, je prête l’oreille. On entend, en effet, un étrange roulement. Ce n’est pas un avion, ce n’est pas un bruit de camion. Il n’y a aucun doute : ce sont des blindés. C’est très loin et cela se passe probablement sur la route qui va de Brassac au Col de la Bassine, la grande route nationale où passe la colonne allemande.
J’ai tellement l’habitude de voir que les attaques s’adressent toujours à d’autres, que je me dis : « Ce n’est sûrement pas pour nous. » Mais, par acquit de conscience, je dis aux mitrailleurs du poste avancé Ouest de rester en place, et j’envoie un garçon transmettre le même ordre aux mitrailleurs du poste Est.
Du côté du poste Est un très léger ronronnement de voiture nous arrive, puis un camion s’arrête. Et alors, déchirant la nuit, une furieuse rafale de mitrailleuse. Des mitraillettes répondent. C’est un vacarme terrible et tout proche. Les mitrailleurs du poste Est sont en train de se faire tuer.
C’est très bizarre, cette impression : cette fois-ci, ça y est ; l’inéluctable est arrivé ; c’est nous qui sommes attaqués. Je sens ma gorge devenir toute sèche et je n’arrive pas à avaler.
Je dis à tous les femmes qui sont là : « Planquez les voitures et remontez sur le terrain. Moi je vais tâcher de voir ce qu’il en est. »
Deux garçons de Lacado, ferme de la section d’Adrien, sont là. Je leur dis : « Filez immédiatement à travers la montagne et dites à Adrien que nous sommes attaqués. C’est certainement une attaque générale ! »
Je prends un revolver et deux grenades ; je me mets à courir de toutes mes forces sur le talus, au-dessus de la route, dans la direction de la bagarre. C’est idiot d’ailleurs. Mais c’est un besoin irraisonné de voir de plus près ce qui se passe.
Au moment où j’arrive à quelques dizaines de mètres de l’endroit où se trouvaient les mitrailleurs, j’entends des voix allemandes qui s’interpellent dans la nuit. Certains rient d’un gros rire. Je ne comprends pas, mais je crois voir, comme dans une hallucination, les Boches se pencher en riant sur les corps mutilés de mes pauvres gosses.
Je prends ma grenade et je veux la lancer. Mais peut-être que mes gars ne sont pas morts, qu’ils ne sont pas prisonniers, et que c’est eux que je vais tuer. Et puis, à cause de la dimension du talus, qui est en pente assez forte, il y a peu de chance que j’arrive à les attraper.
Un gros bruit de moteur qui démarre et, juste au-dessous, malheureusement cachée par des ronces et inatteignables à la grenade, une colonne allemande roule rapidement.
Je continue à avancer dans le noir en me battant désespérément contre les ronces. J’ai l’impression que chacune d’elles est une griffe qui veut m’empêcher d’avancer. J’arrive sur la route. Silence. Pas de sang par terre et plus trace de mitrailleuse. Dans les ronces du ravin, juste derrière l’emplacement de la mitrailleuse, un grand trou.
J’écoute, aucun bruit. Ils n’ont pas dû attaquer le terrain, car on entendrait certainement la bagarre. Ils ont dû passer devant les camions placés dans le chemin creux, sans les voir. La nuit est d’ailleurs très noire et il faut connaître très bien le pays pour s y retrouver.
A tout hasard, je lance l’appel scout au sifflet. Miracle ! Un sifflet répond dans la nuit, et la voix de Horo, le chef-adjoint d’Adrien, et responsable du groupe de mitrailleurs qui se trouvaient là, me crie :
- « Qui va là ?
- C’est Castor ! Est-ce que tu sais ce que sont devenus les garçons qui étaient à la mitrailleuse ?
- Non, mais je ne crois pas qu’ils aient été pris ni tués, parce que dans le ravin il y a des traces de pas. »
Nous repartons en courant sur la route pour rejoindre les gens qui sont restés sur le terrain. Tous les jeunes officiers sont là : Gilbert Bloch, le lieutenant qui commande l’autre section, et plusieurs autres. On a discuté et rien décidé du tout. Mais c’est ma faute, car j’aurais dû être là. Je décide d’abandonner le matériel sauf une mitrailleuse qui a été montée et qui est en état de marcher, d’essayer de la planquer puis de partir rejoindre le cantonnement, car celui-ci va certainement être attaqué.
A mon avis, c’est par hasard que les Allemands sont passés sur le terrain, alors qu’ils arrivent en réalité par la route du Col de la Bassine vers le cantonnement de Laroque.
Au moment où nous allons partir, un bruit de fusillade se fait entendre à l’Ouest, vraisemblablement à Laroque. Laroque est déjà attaquée ! Comme il est impossible que la colonne qui nous a attaqués soit déjà là, car par la route, il y a près de dix kilomètres et ils ne peuvent pas connaître le chemin parfaitement, c’est qu’il s’agit d’une attaque de grand style, et que tout est attaqué à la fois. Que faire ? En tout cas, ne pas rester sur ce plateau qui est évidemment indéfendable. Rejoignons donc Laroque, mais pas par la route qui doit être sillonnée de colonnes blindées allemandes.
Il nous fallait partir dans une marche harassante à travers la montagne, en emportant une mitrailleuse.
Après deux heures de marche, le jour s’est levé. Nous nous arrêtons un moment pour souffler. Nouveau bruit de fusillade, à l’Est cette fois-ci. De loin, on voit un groupe d’hommes avançant sur la crête, vers le terrain de parachutage. Les fameuses armes tant attendues sont entre les mains des Allemands. C’est la poisse des poisses ! la guigne des guignes !
En avançant, j’aperçois toute une colonne allemande. Il faut absolument prévenir Laroque. A travers les bois, m’accrochant aux ronces, j’entreprends une course folle. Mais une pétarade infernale se déclare. Laroque est attaquée. On entend des bruits de mitrailleuses et de mitraillettes ; puis des bruits plus puissants et plus sourds : ils tirent au canon. Décidément c’est bien l’attaque de grand style.
De nouveau, le silence. Puis des explosions isolées, et une énorme fumée noire s’élève au-dessus de l’emplacement de Laroque : la ferme doit être en feu. Tout à coup, une curieuse pétarade. Je me rends compte que le camion de munitions est en train de sauter avec les trois mille cartouches de réserve.
Les Allemands attaquent aussi du côté de la route. Toute une série de blindés roulent sur la route, puis s’arrêtent. Les hommes se déploient en tirailleurs et commencent à traverser le Jigou. La retraite vers le Sud-Est est coupée. Une seule ressource : faire disperser les hommes dans les fourrés et attendre que les Allemands soient repartis. Personne ne bouge, personne ne dit mot. Attente.
Les Allemands tirent à travers la vallée au canon ; à l’emplacement de Lacado, le secteur d’Adrien, une colonne de fumée s’élève. Mais les hommes ont dû être prévenus à temps et pouvoir se disperser.
Il est maintenant midi. Je décide d’aller au village pour avoir des nouvelles et savoir ce qui s’est passé pour ce pauvre Bouc qui a été blessé.
De ferme en ferme, je parviens finalement à celle où Bouc doit se trouver. Lorsque j’y arrive, le Docteur Viaud, médecin du maquis, en sort. Le docteur me dit que Bouc a eu le poumon traversé d’une balle, mais qu’elle est ressortie et que ce n’est pas grave ; le blessé peut être guéri dans trois semaines.
A ce moment arrive Pol Roux, le Chef du secteur, qui me dit :
- « Eh ! mon vieux Castor, t’en as une allure ! »
Je me regarde. Effectivement, je cours et je marche dans les ronces et les broussailles depuis la veille. Je suis en lambeaux. J’ai vraiment l’air d’un bandit.
Laroque brûle toujours. Nous nous replions vers Papoulet. Il est onze heures du soir. Nous marchons depuis deux nuits ; chacun a mangé cent grammes de pain et une rondelle de saucisson. Mais on a encore plus sommeil que faim.
Toujours pas de nouvelles de Gilbert. L’inquiétude revient. Il manque encore douze garçons. Trois jeunes du pays, qui étaient dans la section du lieutenant Roger, sont rentrés dans leur famille et viennent de donner de leurs nouvelles ; mais on ignore le sort des neuf autres.
Cinq heures de l’après-midi. Nous sommes dans une grange, nous creusant la tête pour refaire le carnet des effectifs et savoir vraiment qui manque. Jean Gotschaux est là, son frère est parmi les manquants. Gérard Horovitz est là, son frère est parmi les manquants.
Un garçon arrive en courant, la figure décomposée : « On les a trouvés ! »
Il a une telle expression qu’il est inutile de demander comment on les a trouvés. Jean Gotschaux devient tout pâle et dit : « Bien, j’ai compris. Il se lève et s’en va.
(Fin du récit de Gamzon)