Par un après-midi ensoleillé de Juillet 1942, Castor apparut dans la ferme de Charry. Coiffé de son éternel béret, il s’approcha du chef de groupe et l’entraîna à part, mystérieusement. Son sourire habituel l’avait quitté.
- Qu’y a-t-il, Castor ?
- Il y a que les rafles vont commencer ici-même.
- Quand ?
- Dès demain. Un ami que nous avons là où il faut, nous a prévenus. Demain, à l’aube, on viendra chercher les premiers sur la liste, à savoir les étrangers, ceux entrés en France après 1936. Il s’agit donc de les faire disparaître tout de suite. Cache-les où tu pourras pendant un ou deux jours, le temps de trouver une « planque » pour plus longtemps…
On était entré dans une nouvelle phase de la guerre. Jusqu’alors, il y avait lieu de s’aguerrir sur tous les plans : physique, moral, spirituel. Maintenant, il fallait sauver les vies juives les plus menacées. S’étant acquittée de sa tâche odieuse dans la zone nord, la Gestapo s’en prenait en toute logique à l’autre zone, dite libre.
Pour l’instant, on confia ce joli travail à la police française qui vint à Charry par trois fois chercher ses victimes, sans grande conviction, semblait-il. Régulièrement, elle s’en retournait bredouille. A la veille de chaque perquisition, les intéressés étaient dûment prévenus et disparaissaient au cours de la nuit.
Désormais Castor eut à assumer de nouvelles responsabilités : il devait ne jamais perdre le contact avec les amis non Juifs qui, écoeurés par l’abominable besogne à laquelle l’occupant les astreignait, s’étaient bien promis de la saboter au maximum. D’autant que les collectivités d’enfants et de jeunes considérées jusqu’alors comme immunisées ; puisque faisant partie de groupements de jeunes français ; allaient être les plus menacées. Songez donc ! Au lieu de cueillir une ou deux victimes, on pouvait en rafler d’un seul coup une centaine. Quelle aubaine pour Moloch !
Il fallait veiller au grain. Gamzon veilla. Il n’eut plus un instant tranquille. Relations avec la police, recherche de cachettes, pourparlers avec maintes institutions françaises pour impétrer leur aide, tant que la chose était encore possible. En premier lieu, il sollicita et obtint l’appui des divers groupements scouts. « Je n’ose même pas vous dire, nous confia-t-il, tout ce que certains de nos amis scouts ont fait pour les nôtres ! »
Une organisation d’un genre tout nouveau s’imposait, dont feront partie toutes les bonnes volontés. toutes les compétences. Ce fut la sixième section de « l’Union Générale des Israélites de France » (U.G.I.F.), plus connue sous le nom abrégé de « la Sixième ». Une industrie singulière était créée : la fabrication de faux papiers où des spécialistes insoupçonnés se révélèrent.
Le travail était minutieux, le danger de plus en plus grand. On devait pouvoir compter sur des complicités sûres dans les milieux de la police et sur des renseignements exacts, afin que le faux fasse vrai… Le transport de telles cartes a coûté la vie à plus d’un de nos jeunes militants, tel David Donoff, fusillé à Lyon, en pleine rue.
Le temps pressait, il fallait éloigner les enfants par petits groupes pour ne pas attirer l’attention de l’ennemi. Où les mettre ? Eglises, couvents, paysans avaient été sollicités et en hébergèrent un certain nombre. Mais l’idée vint aux diverses organisations juives d’envoyer le maximum d’enfants en Suisse où ils seraient mieux abrités. Gamzon prévit des convois d’enfants en tenue d’éclaireurs faisant une excursion dans les montagnes frontalières.
Pour accompagner les enfants, il recourait aux jeunes « défricheurs » des fermes E.I.F. Souvent un billet laconique y était porté à la tombée de la nuit. Aussitôt un gars et une fille, sac au dos, descendaient et revenaient le surlendemain reprendre leur travail aux champs. Cette « Sixième » eut son martyrologe. Les enfants passèrent presque tous, mais plusieurs accompagnateurs périrent tragiquement.
Comment évoquer sans émotion la fine et délicate silhouette de Mila Racine, déportée dans la fleur de l’âge et tuée au cours d’un bombardement, quelque part dans le maudit IIIe Reich ? Et cette autre martyre, Marianne Cohn, affreusement torturée puis assassinée sur place, à la frontière même où elle avait amené un groupe d’enfants.
Alors qu’un certain nombre de petits étaient déjà en lieu sûr, en Suisse, Gamzon insista auprès de tel de ses collaborateurs pour qu’il passât la frontière à son tour, afin de continuer là-bas le travail éducatif commencé sous l’occupation. Qu’elles furent donc touchantes ces retrouvailles au pays de refuge entre enfants et adultes qui s’étaient connus dans un perpétuel danger en pays occupé, et qui désormais pouvaient ensemble attendre avec plus de quiétude la fin du cauchemar !
Selon le vu de Castor, le travail interrompu reprit en effet de l’autre côté de la frontière. C’est là que, pendant une « fête de charité », des enfants de Moissac joints à d’autres petits réfugiés (venant notamment de l’O.S.E. (oeuvre de Secours aux Enfants) entonnèrent devant un auditoire helvétique, avec la bouleversante conviction qui leur était propre, « l’Ode à la Joie » de Beethoven, sur les paroles de Schiller : «Tous les hommes sont frères…»
S’aviser, en plein génocide, de chanter la fraternité universelle dans cette plaine genevoise qui apparaissait comme une cuvette, entourée de montagnes, toutes aux mains des Allemands capables de pulvériser la région entière en un instant… Il n’y a vraiment que les descendants d’Abraham pour lancer un tel défi !
La majorité des maisons d’enfants subsistaient cependant en France, demeurant à la merci des nazis et de leurs complices. Là, comme dans nos chantiers ruraux, plusieurs visites policières avaient eu lieu et s’étaient soldées par un échec complet pour les inquisiteurs. Les enfants, prévenus à temps, se volatilisaient chaque fois. Le moment approchait où il faudrait les « planquer » tous, sous peine de les voir ramassés en vrac et prendre le chemin de la déportation.
Le Mouvement E.I.F. ayant été interdit par le « Commissariat aux Affaires juives », on n’avait plus aucune protection légale.
Il en sera de même, bientôt, des centres agricoles… Liquider Lautrec, son havre de grâce, détruire une oeuvre si laborieusement, si amoureusement édifiée ! Non, Castor ne pouvait s’y résigner. Au cours de ces années si agitées, si périlleuses, c’est là qu’il trouvait sa plus grande récompense. Il y passait des Chabbat bienfaisants ; il y reprenait des forces pour continuer son dur métier de responsable à tout faire…
Depuis que la situation s’était aggravée, il menait une vie encore plus agitée. Ignorant le sentiment de crainte, il n’avait pas interrompu ses visites à Vichy. A plusieurs reprises, il avait passé la ligne de démarcation (entre la zone libre et la zone occupée) afin de tenir réunion avec les E.I. de Paris et leur Service social des Jeunes.
Audacieux jusqu’à l’inconscience, il était même allé affronter les services allemands et, miraculeusement, s’en était tiré indemne. Ses jours et ses nuits se passaient dans le train. C’est de là qu’il donnait signe de vie à ses amis les plus chers qu’il n’arrivait plus à voir.
Tout au long de l’année 1943, il griffonna moult lettres qui reflètent parfaitement sa vie extérieure trépidante, de même que sa pensée toujours en mouvement, elle aussi, et qui avait besoin de s’exprimer.
Castor n’ignorait pas pour autant les inconvénients des communications épistolaires. A une cheftaine E.I. il écrit : « Les lettres déforment parfois la pensée et surtout la fixent alors que la pensée est quelque chose d’essentiellement mobile et vivant ; quand on fixe par écrit un sentiment ou une impression, c’est aussi artificiel que photographier un homme qui court et qui a l’air idiot, un pied en l’air. »
Quel soulagement pourtant que de pouvoir se confier séance tenante, et entièrement, même dans le style heurté (ou sans style du tout) auquel le cahotement du train n’est pas étranger :
« J’estime que quand on est amis, on ne doit pas regretter de se montrer tel qu’on est, même quand il y a des aspects un peu désavantageux, ou de faiblesse, car justement l’amitié est une affaire de confiance et on ne doit pas y être « sur ses gardes ». C’est peut-être là une des différences les plus nettes avec l’amour où il y a toujours lutte.
« C’est au contraire si épatant d’avoir quelqu’un avec qui on puisse se montrer tel qu’on est, sans chiqué ni effort tendancieux et être sûr qu’on sera toujours compris et aimé, et non jugé ».
… »J’analyse peut-être trop, la vie est à la fois plus compliquée et plus simple…
… »Il faut marcher simplement sur la route de la vie et ne pas s’attarder trop à regarder des paysages tourmentés, surtout quand le paysage est en soi.
… »Or, l’amitié et l’amour, cela se soigne ; c’est quelque chose qui supporte mal le surmenage, les soucis, les embêtements ».
Mais ces avatars constituent proprement l’ordinaire de Castor. Il lui arrive d’en être submergé :
« Je suis dans un véritable état de dépression dû à tous les ennuis et à ma fatigue accumulée… Dans cinq jours je dois diriger un camp à Lautrec. Le fait d’avoir à entraîner les autres, me forcera à me surmonter moi-même.
… »Cela me réjouit de me retrouver avec des jeunes, si bien que j’en oublie les choses embêtantes et graves, mais après tout ceci est aussi utile que les histoires financières, car à quoi servirait l’argent s’il n’y avait pas de travail éducatif ?
Et plus tard :
… »Je suis en train d’organiser le travail pour les mois qui viennent, ce qui me remplit de joie, car ce que je déteste le plus, c’est le vague et l’incertitude. »
Il y a évidemment l’immense besoin d’une détente, mais :
… »Je ne crois pas que j’aie le droit de passer quinze jours tranquilles quand il y a tant de choses à faire » !
Çà et là, surtout dans les lettres des premiers temps de l’occupation, éclate un cri de triomphe :
« J’ai eu un ordre de mission du Ministère de la Jeunesse absolument épatant pour aller à Alger et inspecter nos groupes d’Eclaireurs israélites d’Algérie et leur transmettre les « directives du Ministère ».
« Il est question aussi que Lautrec soit officiellement homologué, ce qui donnerait vingt francs par jour et par type, plus le paiement des instructeurs. Cette allocation ne fut jamais octroyée !. Tu vois que tout ça est trop beau !
… »Ça devient presque inquiétant de voir comme mes idées se réalisent. Et comme je ne le mérite guère, je me sens un peu comme Jéhiel (héros du « Juif aux Psaumes ») ; j’ai peur, car je ne suis pas assez fort ni assez pur pour « engager Dieu ».
Cependant la situation s’aggrave ; toutes les issues se ferment pour les Juifs devenus peu à peu des parias.
« J’ai l’impression d’être un type qui se débat dans un cauchemar long, compliqué, menaçant et qui voudrait bien qu’on le réveille avant que le gars qui est sous son lit ne l’étrangle… Malheureusement je ne dors plus. »
Ce qui ne doit nullement entraver la tâche entreprise.
« Nous continuerons, car on ne peut pas laisser crever les gens, mais bientôt tout le Conseil (de nos chefs) pourra se réunir à Drancy » (camp de rassemblement en vue de la déportation).
… »Moi, j’aurai rempli ce qui est ma fonction, comme une abeille qui a une volupté à régurgiter son miel au profit de la communauté. J’aurai satisfait mon besoin d’amour, de don et de domination qui correspond à ma nature avec ce qu’elle a de beau et ce qu’elle a de laid. »
En dépit des circonstances, le rêveur, l’incurable amant de la nature, ne perd pas ses droits ni son optimisme foncier:
« Le soir tombe, la rue devient violette, le ciel rose et or, les mimosas commencent à fleurir. Même dans la nature il y a des choses privilégiées. »
… »Derrière le nuage le plus sombre, il y a le ciel bleu et le soleil qui brille…
… »Il ne faut jamais désespérer de la nature humaine, des jeunes. »
Et puis, d’autres que lui sont sur la brèche :
« Dans quelle mesure doit-on sacrifier sa quiétude à un service social ? Il n’y a pas beaucoup de gens qui veulent le faire et des femmes comme la mienne sont rares. »
Enfin, en guise de conclusion, cette triple constatation, brève, hachée comme toujours.
… »Ma vie est plus mouvementée qu’un film de cinéma.
… »Les trains évoquent trop pour moi d’autres trains où des gens pleuraient…
… »Et tout le temps j’avais, plus que d’habitude, le sentiment d’être seul… »
Pour Robert Gamzon, la Résistance ne consistait pas seulement à braver l’Allemand mais à tenir tête à l’adversité où qu’elle se trouvât, quelque forme qu’elle prît. Résister au découragement, aux antagonistes du dehors et du dedans, aux coreligionnaires aveugles et butés, à l’impatience croissante des jeunes, à ses propres impulsions.
En vrai chef, Castor devait donner à la Résistance son sens véritable, multiple. Résister n’était pas pour lui un but, mais un moyen. « Et après ? »… pensait-il sans cesse. Une fois les Allemands vaincus et chassés ? C’est pour mieux répondre à ces points d’interrogation qu’il fallait résister.
Au cours de ses randonnées nocturnes, l’image de Lautrec lui revenait souvent. Il revoyait ses courageux « défricheurs » au travail, à l’étude, pendant les heures de loisir, aux prises avec leurs problèmes personnels. Quel avenir attendait toutes ces jeunes vies ?
Un autre souvenir l’obsédait, celui du propriétaire de ce domaine de Lautrec plantant des arbres. « Ce paysan français mangeait le fruit des arbres mis en terre par ses aïeux. Lui-même en plantait dont jouiront ses descendants. Depuis des générations on vivait là, paisiblement, se transmettant les biens et les traditions de père en fils.
Et nous ? Nous qui défrichons cette terre, qui plantons des arbres ? Qui en aura la jouissance ? Un jour ou l’autre il nous faudra fuir pour chercher quelque refuge provisoire ailleurs. Et de nouveau (si on nous le permet), il faudra recommencer à défricher, planter et semer. Puis, un jour ou l’autre, pour telle ou telle raison (ou sans raison du tout), on nous fera la chasse, comme avant, comme toujours… »
Décidément, il est temps de mettre un terme à cette absurde anomalie. Ainsi lentement, Gamzon voyait poindre une solution réelle pour lui et les siens.
Fin 1943, on était loin de pouvoir concrétiser l’avenir. Le tragique présent mobilisait toutes les forces. Ça craquait partout. Depuis un an, il n’y avait plus de zone libre. Les Allemands occupaient la France tout entière. La population juive, contre laquelle se multipliaient les rafles, était prise comme dans une souricière.
Déjà plus de cent mille coreligionnaires avaient été déportés. Le reste se cachait, se terrait de mille manières, mais on était toujours à la merci d’un repérage, d’une imprudence, voire d’une dénonciation…
La vie de Gamzon se fit plus mouvementée encore. Il ne tenait pas en place. Dès qu’un accroc s’était produit dans l’un des Centres ou l’une des branches E.I., il y courait. Voici un aperçu de son activité :
- Un garçon « mystérieux et bizarre » arrive à Lautrec et demande à voir Castor. Il avait été enrôlé de force par les Allemands dans une « compagnie de travailleurs » et s’en était enfui. Il faut d’urgence changer son identité. Les démarches nécessaires sont faites et le nouveau venu est incorporé dans le groupe de Lautrec.
- Un coup de téléphone annonce que le Dr. H., organisateur et dirigeant du Service de sécurité d’Auvillars, a été arrêté. Cela peut signifier l’arrestation imminente des quatre-vingts Juifs cachés dans le patelin.
C’est là, en effet, que, avec la complicité du maire, de l’adjudant de gendarmerie, du curé et de tous les paysans, il a placé progressivement quatre-vingts garçons et filles de dix-huit à vingt ans, Juifs étrangers et français, évadés de camps de concentration ou réfractaires des « compagnies de travailleurs ».
Une fois installés chez les paysans, ces jeunes n’ont pratiquement plus besoin de papiers d’identité puisque les gendarmes sont « dans le coup ». Mais il leur faut tout de même des cartes d’alimentation. Aussi ces cartes sont-elles rassemblées chez le docteur, ainsi que leurs vrais papiers dont ils pourraient avoir besoin un jour.
Gamzon enfourche son vélo et fonce sur Auvillars, via Moissac. Il ne peut s’introduire dans la maison du docteur que les Allemands ont fouillée et dont ils ont remis la clé à la gérante avec défense de la donner à qui que ce soit, sous peine de mort.
Après maintes péripéties, la maison est ouverte par le maire en personne et, dans un débarras, on découvre une cassette contenant tous les papiers des intéressés. Ceux-ci sont ainsi sauvés de la déportation.
Gamzon a pris le train pour se rendre à Brive où doit se tenir une réunion secrète des responsables régionaux de la « Sixième ». Il a dû passer par Aix-les-Bains pour avoir des nouvelles d’un autre « travail » dont le Centre se trouve là et qui a pour but de faire passer illégalement en Suisse des enfants et des familles.
Le train a beaucoup de retard, car les maquisards de la région ont fait sauter la voie quelques heures plus tôt devant un convoi allemand. Dans une petite valise à main, Gamzon transporte un paquet de fausses cartes d’alimentation qu’il doit remettre aux responsables pré-cités.
Il arrive à Lyon avec trois heures et demie de retard. Il est minuit passé. En plein Black-out, il passe d’une gare à l’autre et termine la nuit dans une salle d’attente, la tête sur la valise compromettante.
A la réunion, une dizaine de délégués venant de Lyon, Toulouse, Grenoble, Chambéry, Marseille, Limoges, Périgueux, Brive, Clermont et Paris, échangent les nouvelles ainsi que d’innombrables cartes en blanc feuilles de démobilisation, attestations de changement de domicile, tampons en linoléum, etc. Gamzon note : « je tremble à l’idée que la Gestapo pourrait surgir… »
Nanti d’une fausse carte d’identité, Gamzon se rend à Toulouse. Il doit y rencontrer une cheftaine qui n’a pas d’adresse fixe et qui a reçu la consigne de joindre un responsable de Lautrec qu’on savait à la prison de Saint-Michel. Au moment où la jeune fille croyait réussir, elle est incarcérée elle-même. Par ruse, elle échappe aux « feld-gendarmes » et vient au rendez-vous convenu avec Castor alors que celui-ci la croyait perdue. Elle sera vite camouflée et rejoindra le maquis.
Tout cela ne va pas sans mésaventures angoissées : arrestations, interrogatoires, fouilles, fusillades même où maints jeunes héros ont laissé leur vie, mais dont Gamzon sort indemne une fois de plus…
Ses lettres deviennent haletantes, saccadées :
… »En train, je reviens de Vichy… Un saut à Paris… Du train Marseille-Cannes… Journée épuisante. Troisième nuit dans le train… Ma vie n’est pas drôle, j’aurais besoin de remontants… A part cela, la vie est si belle, si variée ! Ce qui enrichit, c’est beaucoup plus ce qu’on donne que ce qu’on reçoit… Si, un jour, je rejoins Baum (un ami déporté) je n’aurai pas fini ma tâche ! »
Le spectre de la déportation le poursuivait ; et pour cause : tant de ses proches en ont été victimes ! A Paris, le courageux, fidèle et si attachant Fernand Musnik, chef E.I. de la zone nord. A Lyon, Claude Gutman, héros et martyr de la « Sixième » qui, affreusement torturé trois jours durant, n’a rien révélé de compromettant.
En Tarn-et-Garonne, Kramkimel, un gars de Charry, et le chef scout Alter. Dans le Périgord, Khantine, une des meilleures recrues de Castor. A Toulouse, Robert Donoff (dont le frère venait de tomber sous les balles allemandes) s’était employé à faire passer la frontière suisse à des enfants et adultes. Revenant d’une de ses missions de sauvetage, il fut pris avec sa femme, la toute charmante Nelly.
Et d’autres, beaucoup d’autres !
La situation des Juifs de France ne laissait pas de ressembler à tant d’autres périodes du lointain et du proche passé. C’est que la résistance, sous toutes ses formes et avec toutes ses tragédies, est devenue un de nos plus anciens moyens de défense. Celle qui a été le plus abondamment expérimentée au cours des âges, est la résistance spirituelle, dite passive.
Si nous avons survécu à tant de malheurs, c’est grâce à cette résistance-là dont l’héroïsme et le martyrologe sont dans toutes les mémoires honnêtes.
Gamzon ne l’a nullement oublié. Pour lui, « il ne suffisait pas de sauver les corps ». « Il fallait encore reforger l’âme juive, insuffler la foi en l’Alliance de Dieu et d’Israël, qui assura la pérennité spirituelle à notre collectivité.
Chaque ferme où l’on arrivait avec peine à faire pousser le rutabaga, chaque atelier où de maladroits intellectuels essayaient de manier une lime, devait être en même temps un séminaire de la connaissance biblique et de la continuité historique juive ».
Le chantier de Lautrec était devenu une sorte de Yavné, Ecole célèbre fondée par Yohanan ben Zaccaï après la destruction de Jérusalem par les Romains, moderne. Comme l’avaient fait nos aïeux, après le désastre provoqué par les légions romaines, à l’aube de l’ère actuelle, des intellectuels juifs s’étaient groupés dans ce coin du Tarn non seulement pour s’y réfugier et travailler, mais pour étudier.
Les plus jeunes recevaient un enseignement scolaire. Les autres s’occupaient d’agriculture, d’élevage ou travaillaient le bois et le fer.
Dès l’ouverture de ce chantier, Gamzon y avait accueilli des enseignants et d’autres universitaires privés de leur emploi, et dont certains avaient participé au stage de Beauvallon.
Presque incultes en matière juive, ils avaient l’occasion ici non seulement d’apprendre le judaïsme, mais de le vivre, car l’ambiance y était strictement traditionnelle. Il n’y avait pas que le Chabbat et le « cachrout » qui étaient observés, on y célébrait aussi tous les offices et, pour la Pâque, on fabriquait en commun les matzoth selon les prescriptions les plus rigoureuses.
Ainsi, alors que Gamzon avait sué sang et eau, en temps de paix, pour instituer un minimum commun juif au sein de son Mouvement, voilà qu’à Lautrec en pleine occupation allemande, on pratiquait le maximum… Et cela grâce à la forme « d’internat agricole », avec la complaisance et même l’appui des autorités vichyssoises, guère portées au philo-sémitisme.
Cette résistance purement spirituelle et défensive touchait cependant à sa fin. Il fallait se préparer tout d’abord à la fuite. On procéda à des exercices d’alerte qui consistaient, par exemple, à s’habiller dans le noir en 2-3 minutes, pour pouvoir sauter par la fenêtre et s’égailler en cas de rafle.
Gamzon, en sa qualité d’ancien officier des transmissions, avait astucieusement installé une sonnerie clandestine reliée à la gendarmerie même de Lautrec (favorable aux Juifs). Les éventuels rafleurs se seraient, de toute évidence, adressés en premier lieu au chef des gendarmes qui n’aurait eu qu’à appuyer sur un bouton pour prévenir nos jeunes.
On abordait la dernière phase du grand drame.
Cette fois, il n’y avait pas à reculer. On allait se battre pour de bon. La formule consacrée : « Vaincre ou mourir », devenait de circonstance.
La dissolution des maisons d’enfants était chose faite. Les petits, restés en France, avaient été dispersés et mis à l’abri. On devait maintenant, et de toute urgence, résoudre le problème des moins jeunes.
Les gars de Lautrec étaient impatients d’agir. Toute autre activité que la lutte armée leur semblait déplacée pour l’heure. Mais Castor, tout en admettant que des décisions extrêmes allaient devoir être prises dans un proche avenir, exhortait ses jeunes à la prudence : « Il y a un moment, écrivit-il à l’un des responsables de Lautrec où il ne faut pas confondre « courage » et « témérité ou… risques inutiles ».
Le véritable courage, ce sera d’être capable de tenir le coup, même en étant séparés et dispersés et de profiter de cette période pour se renforcer individuellement au point de vue spirituel et intellectuel et, dans certains cas aussi, au point de vue professionnel pour pouvoir reprendre ensuite, tous ensemble, le « boulot » emballant qui pourra se présenter à nous, après la guerre.
« Il est absolument essentiel que cette période d’isolement ne soit pas une période inutile ou de dégonflage mais, au contraire, une période de concentration individuelle et d’approfondissement. Je dirai même que c’est une épreuve, car ceux qui ne sont pas capables de tenir quelques mois isolés, ne seraient pas capables non plus de faire collectivement quelque chose de sérieux.
Aussi, suivant ma vieille devise, je dis : « on ne sait pas ce qui est pour le bien » et ce temps d’arrêt sera peut-être profitable à un travail futur »…
« Lyon, début 1944. L’équipe nationale E.I.F., mouvement interdit deux fois par Vichy, siège, sous la présidence de Castor, dans le logement d’un « bistro » qui ne connaît aucun de « ces messieurs ».
Il sait seulement qu’ils sont du « bon côté ». Réunion dramatique. L’équipe décide d’entériner la dissolution de toutes les entreprises officielles du Mouvement, de ne maintenir que les deux branches « illégales » : le maquis, dont Castor va prendre le commandement, et le sauvetage des enfants ».
« Mai 1944. Castor donne l’ordre à tous les garçons E.I., âgés de plus de 18 ans, de choisir : le travail clandestin en ville, le maquis ou le départ pour Erets-Israël. Lui-même rejoint le maquis des Monts de Lacaune, organisé depuis plusieurs mois. »
De nouvelles pertes viennent endeuiller les E.I. : le paisible et fin Marc Haguenau, si justement totémisé « Colombe », s’est jeté (ou a été précipité) du haut du quatrième étage d’un immeuble occupé par la « Gestapo » de Grenoble. Il avait été arrêté en même temps qu’une responsable de la « Sixième », Edith Pulver, qui, elle, a été déportée.
Le Rabbin Samy Klein, aumônier du Mouvement – un des espoirs du judaïsme français – fusillé par les Allemands…
Léo Cohn, l’âme de Lautrec déporté… Ayant opté pour Erets-Israël, il avait été désigné par l’Equipe Nationale pour accompagner, en tant que leur chef, ceux qui avaient pris la même direction. Il fut appréhendé non loin de la frontière.
Une de ses dernières réalisations, au milieu de la plus monstrueuse entreprise de dégradation humaine, avait été le journal dactylographié, rédigé à Lautrec et desservant les douze fermes E.I. Ce journal était intitulé incroyablement : « Sois chic ! »…
« Pas de semaine, note un adjoint de Castor, sans qu’on n’apprenne l’arrestation d’un ami, la déportation d’un autre, l’échec d’une démarche, la désorganisation d’un groupe local ou d’un système de « planquage ».
Les informations terrifiantes pleuvaient. La population juive fondait désespérément. On déportait des familles entières. Les tortures les plus barbares étaient infligées aux plus valeureux d’entre les garçons et filles des divers mouvements de résistance, tombés aux mains des Allemands.
Castor était constamment en route. Où prenait-il tant de forces pour tenir tête au désarroi général ? Imperturbable, il adressait aux jeunes E.I. son ordre de mobilisation libellé sur de minuscules morceaux de papier et diffusé secrètement. Au maquis, Castor fera valoir, une fois de plus, ses stupéfiantes qualités d’endurance et sa volonté de fer.
Ici, il aura de nouveau l’occasion de prêcher par l’exemple, comme il le faisait autrefois lorsque, grand fumeur, il cessa de fumer du jour au lendemain, ou bien quand il faisait « la nique » à de plus jeunes que lui, en grimpant prestement au sommet d’un poteau télégraphique pour poser un fil supplémentaire… désapprouvé par l’administration.
Maintenant, bien loin des innocentes manoeuvres scoutes d’antan, on se trouvait en pleine lutte contre la plus formidable armée de tous les temps. On devait pratiquer la guérilla, ce qui permettait d’édifiantes comparaisons avec la période asmonéenne, par exemple, alors que le petit peuple judéen avait, lui aussi, osé affronter une armée autrement nombreuse et mieux équipée. Et pourtant…
L’éclatement du chantier de Lautrec dut se faire d’un seul coup. Déjà les Allemands avaient eu vent de ces centres ruraux juifs qui les intriguaient et ne leur disaient rien qui vaille. Castor venait d’être convoqué par le chef de la Gestapo à Paris. Avec la grossièreté menaçante d’usage, on le mit en garde contre les activités subversives qui s’abritaient « derrière la façade légale du chantier ».
Avant de se rendre à la convocation, Castor avait fait son testament où figurait un plan précis du passage collectif dans la clandestinité.
Pour ceux qui se dirigeaient vers la Palestine via l’Espagne, un accord avait été signé avec « l’Armée Juive » (organisation juive de combat), de tendance nettement sioniste, qui possédait ses filières en France et en Espagne.
Quant au maquis, Gamzon prit des contacts à l’échelon supérieur avec l’Armée secrète relevant de l’armée française, sous le commandement du général de Gaulle. D’un ami protestant, il obtint deux fermes où les membres les plus âgés des chantiers ruraux s’installèrent et commencèrent leur entraînement militaire.
Tandis que les plus jeunes et les sionistes les plus convaincus partaient vers la frontière espagnole, que d’autres (parmi lesquels les jeunes filles) allaient travailler dans la « sixième », (service social clandestin, placement d’enfants, fabrication de faux-papiers) le gros de la collectivité se dirigea vers le maquis : Gamzon en avait créé trois non loin de Lautrec.
Le noyau émanait de Lautrec même ; puis d’anciens E.I. s’y joignirent ainsi que d’autres jeunes Juifs recrutés dans les villes, de même que des éléments de Talluyers et de Charry. Dans l’esprit de Gamzon, cette unité juive devait être un symbole comme l’a été le Ghetto de Varsovie quand il s’est soulevé.
Ces maquis, intégrés dans l’Armée secrète, étaient placés sous le commandement direct du Commandant Dunoyer de Segonzac et de son adjoint, Beuve-Méry, devenu, depuis, le directeur du quotidien parisien « Le Monde ». Ils comprenaient une centaine de Juifs, mais bientôt deux cents jeunes gens non-Juifs, pour échapper au recrutement des nazis qui tentaient de les envoyer travailler en Allemagne, vinrent grossir les rangs des combattants clandestins.
Les nouveaux tombaient ainsi dans une compagnie dont presque tous les officiers étaient juifs : ce sont donc des non-juifs qui allaient s’intégrer aux groupes de Gamzon.
Ceux-ci acquirent vite la réputation du maquis le mieux organisé et le plus discipliné, si bien qu’en haut lieu on prit l’habitude de l’utiliser comme base pour diverses opérations. Le maquis, dit juif, recevait non seulement d’importants parachutages d’armes pour lui-même, mais aussi pour toute la région.
Il avait des postes émetteurs et des codes. Quand la radio de Londres ou d’Alger annonçait : « le chasseur n’a que vingt balles », cela signifiait en code que le soir-même, il y aurait un parachutage sur le terrain du maquis juif.