Tivliout

Toujours par monts et par vaux, roulant en train de jour et de nuit, Gamzon n’avait guère le temps d’écrire un livre. Il se bornait à consigner ses idées dans de nombreuses lettres. Là, il se racontait librement. Ces lettres griffonnées le plus souvent en wagon, contiennent de pures merveilles. Nombre d’entre elles ont été miraculeusement conservées et mériteraient d’être publiées.

Entre-temps, les multiples expériences suivies de longs mois de claustration, ont mûri la pensée de Castor. Aussi, après la Libération et grâce à sa retraite forcée, il a trouvé enfin le temps de condenser sa philosophie dans un petit livre, dense et clair en même temps, intitulé : Tivliout » (harmonie).

Tivliout est une apologie de la pensée juive millénaire, faite par un homme de notre siècle qui n’est guère étranger à la science moderne, tant s’en faut ! Castor s’y livre à une analyse raisonnée et, ma foi, fort raisonnable, lumineuse même à certains égards. Ce sont principalement les lignes de force du judaïsme qu’il s’applique à souligner.

En premier lieu, l’auteur a en vue les lecteurs jeunes. C’est pour être compris et admis par eux que ce texte limpide et convaincant a été écrit. La Bible y est interprétée pour des lycéens et des étudiants qui ont abordé la physique et la chimie, pioché Marx, feuilleté Freud, et discuté Jean-Paul Sartre. Le style est du plus pur Castor. Il n’est pas le moins du monde professoral.

Les idées y sont énoncées comme des confidences, comme des vérités premières qu’il est bon de rappeler simplement, au coin du feu, pour le bien de tous, et dans une langue familière, intime. Des choses essentielles, profondes, sont ainsi dites presqu’en passant, à mi-voix, la voix de « Castor soucieux », toute de finesse et de douceur.

Il accepte et recommande la pensée juive parce que, filtrée par sa propre pensée éprise d’harmonie, il la trouve tout à fait supérieure en théorie comme en pratique. Gamzon conseille le même filtrage à ses lecteurs, persuadé que tout homme, tout Juif qui pense, ne peut que reconnaître la justesse des affirmations et des préceptes bibliques et post-bibliques. D’où la nécessité de les mettre en pratique.

Ainsi, ayant parfaitement assimilé les notions de base reçues de ses devanciers, il les transmet fraternellement à ses cadets. Et ces notions apparaissent si persuasives qu’il faudrait réellement avoir un esprit faussé pour les contester…

Dans son avant-propos, Edmond Fleg s’exprime ainsi :

« Nos chefs E.I. avaient eu la gentillesse de venir se grouper autour de moi pour une Ecole de Cadres. C’était « quelque part » sur la côte de l’Esterel. Une sorte de clairière montante. Une meule antique, au pied d’un vieil olivier tordu. La mer, toute bleue, le ciel tout bleu.

« Robert Gamzon parla. Et voici que ce paysage s’augmentait d’une présence invisible, qui tissait entre nous tous, et entre nous tous et ce paysage, d’invisibles liens. Une unité se faisait, une harmonie : c’est de cette harmonie qu’est fait ce livre; c’est elle qu’il propose comme l’idéal de la vie juive, de toute vie humaine. »

Gamzon lui-même s’affirme dans son préambule :

« Le judaïsme, écrit-il, représente une des conceptions les plus modernes qui soient. Il ne s’oppose en rien à la science ni à la raison, mais il est plus que la science et plus que la raison. »

Entre les tendances extrêmes du spiritualisme désincarné (ou axé essentiellement sur l’au-delà), et du matérialisme-roi, le judaïsme apporte aux vivants son message plein de bon sens et d’espoir.

Il dit : l’homme est Un, matière et esprit. Le monde est Un, matière et esprit. La société doit devenir Une : société harmonique régie par des lois qui donneront à l’homme le bonheur matériel et spirituel. Ces deux bonheurs doivent être l’un et l’autre recherchés, l’un et l’autre sont à notre portée.

…« Par la Loi, tout est organisé dans l’homme, la société et le monde. Tout est organisé dans l’espace et le temps.»

« Une harmonie, Tivliout (mot hébreu dont la racine Tével signifie à la fois le monde et la musique), existe en Dieu et dans le cosmos.»

Le livre comprend trois parties : Dieu et le Monde, la Tivliout dans la société humaine, la Tivliout dans la Personne humaine. Puis vient la conclusion.

Dans la première partie est développée l’idée d’unité qui est fondamentale dans le judaïsme (« Dieu est Un en ses attributs, le monde Un dans sa diversité, Israël uni, l’homme Un »).

« Il n’y a pas, comme dans la philosophie grecque, un fossé creusé entre le monde de l’essence et le monde de la substance, car tout est imprégné de vie, tout est imprégné d’esprit.

« Nos pratiques sont toutes inspirées par ce vitalisme juif qui consiste à sanctifier, purifier, illuminer la vie de tous les jours, en faire une vie harmonieuse, une vie unie.»

L’importance de la « Communauté d’Israël » est soulignée tout spécialement, car elle constitue une « valeur mystique qu’il serait tout à fait faux et dangereux de négliger.

…« Si un Juif, imprégné sans le savoir, de christianisme, ou simplement insuffisamment fort pour aller tout seul à la rencontre de l’Eternel, demande un soutien charnel, un appui sous forme humaine, il existe : c’est Israël.»

« L’existence même d’Israël qui est un fait tangible, matériel, évident, est en même temps un miracle. Le seul miracle actuel, pourrait-on dire, c’est-à-dire le seul phénomène unique qu’on ne puisse rattacher à aucune loi.»

Dans cette collectivité-miracle, « l’homme terrestre est spatial, mais il n’est complet, total, que grâce à l’esprit. Si le Chabbat est le jour saint par excellence, c’est qu’il est le jour de délivrance de la matière, le jour de l’esprit. Il évoque à la fois la libération de l’Egypte, celui de l’esclavage des hommes, libération de l’individu du travail matériel et de la matière, libération de l’homme enchaîné par ses passions.»

Ainsi « la pensée sociale juive est tout entière orientée vers l’époque messianique qui implique un progrès en fonction du temps, avec des alternances de montées et de descentes, comme sur une sinusoïde montante ou la projection d’une hélice inclinée.»

« La philosophie juive n’embrasse pas seulement l’espace, mais aussi le temps, et le rythme des jours et des fêtes, du travail et du repos, de la matière et de l’esprit, évoque une respiration de l’homme et comme une respiration du Monde. »

S’attachant à définir la notion de peuple, Gamzon fait remarquer qu’il ne suffit pas de comprendre et de sentir l’unité et l’harmonie du monde total; il faut que les hommes entre eux réalisent une société harmonieuse et unie, et que l’homme en lui-même accomplisse son unité… « Le peuple n’est pas seulement l’ensemble des hommes qui le composent à une époque donnée mais, à travers les époques et les âges, c’est un grand corps vivant qui évolue et possède une âme.»

L’humanité, ce corps immense (dont les organes sont les peuples) qui souffre et espère, doit et peut évoluer vers l’harmonie et la paix. Cette croyance en la nécessité et surtout en la possibilité du progrès de l’humanité, est la condition même de tout progrès. Mais, « comment agir sur les hommes et les peuples pour transformer cette conviction en action et leur apporter l’harmonie ? »

Voici la réponse qui vient de loin et de haut : « Ni par l’épée, ni par la parole, mais par l’exemple. C’est ici qu’apparaît l’idée du « peuple-exemple », du peuple élu dont la mission est de faire progresser les hommes vers l’harmonie.»

Pourquoi Israël plutôt qu’un autre peuple ? demande-t-il. « Etait-ce le peuple le plus évolué, le plus puissant ou le plus nombreux ? Nullement, simplement une petite tribu réduite en esclavage par la puissante Egypte. » Là se place ce paradoxe saisissant qui a une profonde signification : « C’est cette tribu sortant de l’esclavage qui va pouvoir apporter au monde l’idée de la liberté humaine, car seul celui qui a souffert dans sa chair souffrira dans la chair d’autrui ».

…« La notion de libération est si ancrée dans l’âme juive qu’il ne faut pas s’étonner de voir tant de révolutionnaires parmi les Juifs ». Cependant la paix sociale ne sera jamais possible, quel que soit le régime adopté, si l’envie subsiste dans le coeur de l’homme.

Pour réaliser une société harmonieuse, diverses mesures doivent être prises. Dans la haute antiquité déjà, Moïse s’y était appliqué. Son code incomparable « prévoit des mesures de limitation et de redistribution des richesses, de consommation obligatoire, de remise périodique des dettes, et de libération des travailleurs.»

« Est-ce que tout cela ne vous rappelle rien ? », demande encore Castor.

Suivent des extraits de l’Écriture hautement concluants, se rapportant à l’année Chabbatique, aux lois financières, à la libération de l’homme, à l’application actuelle possible et souhaitable de l’enseignement biblique.

Conclusion : nécessité de créer un type d’homme nouveau de jeune Juif harmonieux par une méthode éducative et sociale appropriée, (scrupuleusement détaillée par l’auteur), qui englobe la vie physique, intellectuelle, professionnelle, esthétique, affective, familiale, communautaire et religieuse, afin de bâtir cette cité d’amour qui demeure l’ultime idéal des Juifs et de tous les honnêtes gens.

Nous voilà bien loin de la conception « étriquée et rétrograde » qu’un grand nombre de jeunes Juifs ; imbus d’un universalisme ardent, mais mal digéré ; reprochent à leurs aînés. Réclamer le bonheur immédiat et total de l’humanité tout entière, est une bévue courante et fatale. C’est un mirage qui conduit les meilleurs d’entre nos jeunes aux plus amères désillusions, d’autant qu’il les incite à se déraciner de leur milieu spécifique afin de mieux embrasser l’univers.

Or, sans racines familiales, communautaires, nationales, l’humanité demeure une chose théorique. On ne peut prétendre aimer le lointain en méprisant son prochain… Ce qu’on apporterait alors au monde et ce qu’on en recevrait n’aurait qu’une valeur contestable. Finalement, on risquerait d’en être dégoûté et rejeté.

Combien de nos étudiants offrent le triste spectacle d’une course effrénée après des dieux étrangers, incertains ! Ils se passionnent pour l’histoire de maints peuples et nullement pour le leur; ils étudient les littératures et les sciences anciennes et modernes de tous les continents, mais ne savent rien de leur propre culture et ne veulent rien en savoir, alors que le postulat de cette même culture proclame que tous les hommes sont fils du même Père.

Quelle parodie d’universalisme !

Le célèbre cinéaste Ingmar Bergman, à qui l’on proposait une carrière mirifique à Hollywood, l’a refusée pour la raison suivante : oeuvrant dans son petit pays qu’il connaissait bien, il y saisissait beaucoup mieux l’humain qu’il ne pourrait le faire en se transplantant dans un milieu qui lui était étranger. Jaurès, déjà, avait fait cette remarque fort pertinente : « Peu d’internationalisme nous éloigne de la patrie, beaucoup d’internationalisme nous y ramène »…

La pensée de Castor, comme sa vie tout entière, est pleine de ces hardiesses naïves qui provoquaient le scepticisme d’abord puis l’admiration (voir l’année Chabbatique(1) remise en honneur dans le Mouvement E.I.F. et ailleurs). Aussi n’est-il pas étonnant qu’au lendemain de la guerre, « Tivliout » ait exercé une influence notable sur de jeunes intellectuels juifs français qui cherchaient leur identité juive.

(1) Année de congé payé pour études et perfectionnement accordée tous les sept ans.

Gamzon a une façon d’actualiser la Bible, d’en décrire les lois et les fêtes en termes de sociologie moderne, qui n’a pas sa pareille. C’est à la fois magnifier le mosaïsme antique, la voie de l’abondance et celle du bonheur de tous, tracées pour l’avenir.

En quelques phrases probantes, il vous a absorbé les excédents, réglé les plus-values, supprimé le chômage, réalisé l’équilibre entre la production et la consommation. Non, ce n’est pas un tour de passe-passe. C’est la simplicité biblique dans toute sa féérique grandeur. Et Gamzon ajoute, faisant allusion à nos casse-tête sociaux de l’heure présente : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! »

Il a le don d’extraire de l’Ecriture ce qui peut le mieux frapper un esprit moderne, et de le présenter comme une chose valable pour tous les temps. Dans ce cas, a-t-il l’air de dire, pourquoi aller chercher ailleurs ? Question bien juive !

C’est ainsi que, dans les « Bâtisseurs du Temps », Abraham Heschel présente un maître talmudiste s’attardant sur la même page de son in-folio. A ses disciples qui lui en demandent la raison, il déclare en toute naïveté : « À quoi bon aller plus loin quand je me sens si bien ici ?…»

Certes, son rêve d’harmonie dans la vie quotidienne pèche peut-être par un idéalisme trop poussé, par un souci de perfection trop généralisé, une confiance trop universelle souvent génératrice d’échecs, de déceptions. Mais on ne vise pas en vain quand on vise haut : un acquis subsiste toujours.

Même si, parmi les règles pratiques incluses dans Tisliout, un certain nombre d’évidences font encore sourire, elles n’en devaient pas moins être énoncées à l’usage des jeunes scouts aux conceptions parfois fragiles, confuses, éthérées, engendrées par leur grande soif de justice.

Tous ces éléments éducatifs sont d’or, dira-t-on, mais le livre de Gamzon s’en trouve alourdi ; oui, il se mêle un peu de plomb à cet or ! Naïf, quelque peu chimérique aussi, ajoutera-t-on. Et pourtant, combien son enseignement est bienfaisant et payant de surcroît, bien plus que maintes thèses apparemment plus savantes et plus réalistes, faites de pierre et de béton… « Une grande philosophie, disait Charles Péguy, n’est pas celle contre laquelle il n’y a rien à dire, mais celle qui a dit quelque chose.»

Le terme : harmonie (Tisliout dans le livre) convient bien à la nature musicale de Gamzon dont certaines inventions techniques sont taxées, à juste titre, de « haute fidélité » ! Plus que quiconque il était qualifié d’en recommander la recherche à ses jeunes, puisqu’il la recherchait, cette harmonie, dans tous les domaines, en particulier dans sa profession.

Là, n’avait-il pas découvert « une méthode de reproduction du son par plusieurs hauts-parleurs séparés dans l’espace et spécialisés chacun pour un domaine particulier de l’échelle des sons musicaux ?» Ce système acoustique n’est autre que le « pluralisme » qui, transposé dans le monde spirituel, est devenu la clé de voûte de la pensée castorienne. C’est l’union dans la diversité : la voie la meilleure, la plus sûre vers l’harmonie…

Quelle chance que Robert Gamzon ait été doté d’un esprit scientifique qui faisait de ce rêveur un réalisateur étonnant ! C’est là un genre d’amphibies redoutables, car à l’accusation d’utopisme, ils savent opposer des arguments tenant de la science exacte, lesquels, par définition, n’admettent pas de réplique…

L’Histoire juive compte un certain nombre de ces esprits scientifiques qui ont apporté leur caution aux rêveries et aux idéaux juifs tout au long des siècles : ils se nomment Maïmonide, Abrabanel, Nordau, Einstein, Weizman, pour ne citer que les plus illustres.

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