Avoir préparé la Résistance durant douze ans, l’avoir menée sur plusieurs plans pendant toute la durée de la guerre, avoir brillamment participé à la Libération et se retrouver au moment de la victoire, cloué sur un lit d’hôpital, le torse emprisonné dans un corset de plâtre, tel fut le lot de Robert Gamzon.
Tous les événements de sa vie, récents et lointains, se déroulaient devant lui, maintenant qu’il était condamné à l’inaction.
Il se voyait encore enfant, à Saint-Eloi, gros bourg industriel du centre de la France, où son père travaillait en qualité d’ingénieur des mines. Celui-ci s’était tué dans un accident de la route. Robert, qui avait alors sept ans, vint avec sa mère habiter chez son aïeul maternel, le Grand Rabbin de Paris, Alfred Lévy.
Pendant la première guerre mondiale, il étudia dans un lycée de province, puis revint terminer brillamment ses études secondaires dans la capitale où son grand-père mourut peu après la victoire de 1918, laissant la famille dans une situation matérielle des plus modestes.
Robert a toujours eu la passion du bricolage. A la maison, il installait toutes sortes de « gadgets ». Participant, à l’âge de 13 ans, au concours Mécano, il avait gagné un prix en construisant un régleur automatique de charbons d’une lampe à arc. Rien d’étonnant donc qu’il optât, plus tard, pour l’Ecole Supérieure d’Electricité, qui délivrait le diplôme d’ingénieur plus rapidement que d’autres établissements.
Il avait d’abord penché pour la médecine et aussi pour l’agronomie, mais là les études duraient plus longtemps et il était fils de veuve « économiquement faible »…
Au cours d’un séjour de convalescence dans le Massif Central, Robert approcha un camp d’éclaireurs protestants et l’idée lui vint de créer un mouvement de scouts israélites. Il lui semblait, en effet, qu’une lacune devait être comblée au sein de la communauté juive française.
Hanté par son projet, en parlant à tout venant, repoussé par les instances dirigeantes, il finit par obtenir l’appui du Grand-Rabbin Liber et trouva quelques adeptes avec lesquels, en 1923, il fonda le Mouvement des Eclaireurs Israélites de France (E.I.F.).
Avec cette douce obstination qui est devenue proverbiale, sans ménager son temps ni ses forces, sacrifiant au besoin ses devoirs scolaires, Gamzon se voua à son groupuscule dont il devint le chef. Ce n’était pas encore le vrai scoutisme. Les premiers éléments, il les a recrutés dans un patronage. Mais peu à peu, il jeta les bases administratives du mouvement qui grandissait.
Gamzon avait raison de penser que quelque chose manquait à la jeunesse juive locale. Celle-ci entendit son appel. Il y eut des jeunes qui vinrent spontanément. Les nouveaux venus en entraînèrent d’autres. Avec l’aplomb de l’adolescence qui ne doute de rien, on s’attaqua assez tôt à l’aristocratique 16e arrondissement, passablement déjudaïsé. Là, il n’était pas question de prononcer le mot « juif ».
C’est d’un mouvement « israélite » (terme choisi par Castor lui-même) qu’on parlait. Alors, il ne semblait pas trop compromettant. L’adhésion de plusieurs élèves du Séminaire rabbinique donna plus de poids au jeune mouvement qui ne tarda pas à gagner la périphérie de la communauté, à savoir les fils et filles d’émigrés habitant les quartiers populaires.
Bien vite, il y eut amalgame d’éléments qui jusqu’alors ne se rencontraient jamais. Venant d’horizons différents, ils étaient coulés ici dans le même moule, s’enrichissaient mutuellement, créant peu à peu un type nouveau de juif français où les jeunes d’origine alsacienne, russe, polonaise, roumaine, hongroise, salonicienne et nord-africaine, parlaient une langue commune, forgeant lentement, à toute la communauté, un visage nouveau.
Le seul fait que les premiers membres du Mouvement aient fait leur « promesse » scoute tous ensemble à la synagogue de Versailles, tendait à prouver qu’ils plaçaient délibérément leur groupe dans le cadre de la Communauté.
Ce fut d’abord une poignée d’amis qui s’offraient des sorties chaque dimanche, puis ils firent un premier cantonnement d’un jour ; ensuite on décida qu’un camp plus important aurait lieu en été. Des résolutions étaient prises « à peu près comme on se risque à se jeter à l’eau, connaissant seulement la théorie de la nage »…
Pourtant ces initiatives se révélèrent payantes. Rapidement le groupe prit forme : le Comité de Protection initial se mua en Comité Central qui devint plus tard le Conseil Directeur. Il y eut des statuts, des polices d’assurance, des cotisations, l’uniforme scout, bien sûr, l’indispensable journal qui ne pouvait s’intituler que E.I.F. ». Pour tout cela, on bénéficia de l’aide trouvée près des autres mouvements scouts.
Le scoutisme, comme tout mouvement de jeunesse, comporte un certain nombre de problèmes à résoudre, mais le scoutisme juif se trouva d’emblée aux prises avec d’autres problèmes encore. (« Qu’il est donc difficile d’être Juif ! » proclamait déjà Chalom Alei’hem)
E.I.F. c’est vite dit. S’initier à la vie au grand air, s’acquitter avec soin de la direction d’une petite troupe, l’habituer à la discipline scoute, s’occuper de la nourriture, du couchage, du secourisme, surtout quand tout incombe au chef, et à lui seul, voilà qui représente déjà une charge honorable. Mais c’était peu de chose par rapport aux difficultés spécifiquement juives qui commençaient à assaillir l’animateur principal.
Que de controverses au sujet de ces trois petites lettres : E.I.F. !
L’initiale E. signifie éclaireur. « Est-ce à dire, demandaient certains parents, qu’on doive être scout de bout en bout, c’est-à-dire traîner sur les routes, s’écorcher en grimpant aux arbres, se salir en pataugeant dans la boue ? » Pour Gamzon, cependant, être Eclaireur ne signifiait pas seulement se rattacher au mouvement scout. C’était-au-delà des grands jeux, des batailles de foulards, des marches de nuit, apprendre à agir, devenir un homme de pensée et d’action.
La deuxième initiale : I. veut dire israélite. Qualificatif innocent et bien pensant s’il en fut, mais qui donna lieu aux réclamations les plus véhémentes et les plus contradictoires. « Israélite, affirmaient les uns, ne signifie pas qu’on doive initier nos enfants à trop de matières religieuses. Ils auront bien le temps, plus tard, d’apprendre l’essentiel ! Que le petit fasse du scoutisme, nous le voulons bien, mais vous n’allez tout de même pas en faire un rabbin ! Or, on dirait que vous en prenez le chemin en multipliant les pratiques rituelles… »
« C’est cela, votre groupement israélite ? fulminaient d’autres parents avec indignation. Qu’est-ce qu’il y a d’israélite là-dedans ? Quelques timides rites cultuels, des bribes de bénédictions. Est-ce pour arriver à cette parodie que vous avez créé un mouvement spécifique ? Est-ce pour cela que nous vous confions nos enfants ?…
La troisième initiale : F = France, semblait devoir mettre d’accord tout le monde. Eh bien non ! Il y eut là aussi moult contestations. « Etes-vous israélites français ou français israélites ? », demandaient les uns en donnant aussitôt (à la manière juive), la réponse eux-mêmes. Et dans cette réponse, on affirmait que la raison d’être du Mouvement est sa spécificité religieuse au sein d’un pays qui comporte diverses familles spirituelles, comme le proclamaient déjà maintes personnalités françaises non-israélites.
« Pardon, rétorquaient les autres, nous sommes Français d’abord, c’est le national qui prime ; la religion vient après et ne doit jamais prendre le pas sur le patriotisme. Nous exigeons que nos enfants soient éduqués dans ce sens et n’admettrons aucune équivoque. »
Ce ne sont là que des contestations générales. Il y en eut d’autres, beaucoup d’autres : trop ou pas assez de réunions, de liberté, de démocratie, de sorties, de discipline, et j’en passe… Tout cela tombait dru sur le chef, toujours lui. C’est alors que se révélèrent ses qualités proprement stupéfiantes qui allaient des prouesses corporelles aux audaces pédagogiques.
Cet homme, adolescent d’allure, donnait l’impression de douter en même temps de tout et de rien. Doué d’une force de caractère insoupçonnée, il tenait tête à tout le monde : aux contestataires du dedans et à ceux du dehors. Il était présent partout avec son regard mouillé et son visage qu’il voulait parfois rendre de bronze alors qu’il demeurait débonnaire et même empreint de tendresse.
Ce qui le faisait prendre au sérieux, malgré toutes les critiques dont on l’abreuvait, c’était son empressement à payer de sa personne. Comme un médecin scrupuleux qui expérimente sur son propre corps les médicaments encore douteux et les opérations délicates, ainsi Castor prêchait par l’exemple, se faisant volontiers cobaye.
Selon le mot de Bergson, il se gardait bien de « prendre la paille des mots pour le grain des choses. »
Maigre et souple, il enseignait, toujours par l’exemple, à ne pas être douillet, à supporter un effort prolongé, un jeûne, une période irrégulière pleine d’aléas. Ah, comme cela a servi plus tard, à nos E.I.F. ! Au cours des sorties en forêt, c’est Gamzon (totémisé : Castor soucieux) qui grimpait le mieux sur les arbres ou sur les parois rocheuses, construisait le plus vite et le mieux un four primitif, montrait comment, étant assis sur une table, on pouvait en faire le tour en passant par-dessous sans toucher terre…
Seul avec un ami, il s’était lancé avec succès à l’assaut du Mont-Blanc. La fatigue n’avait pas longtemps prise sur lui : quelques heures d’un sommeil réparateur, une bouffée d’amitié au sein de ses E.I. qu’il affectionnait entre tous (et qui le lui rendaient bien), le remettaient d’aplomb.
Sur un autre plan, cet étrange Castor semblait ignorer l’amour-propre. Lui, petits-fils de rabbin, avait, au cours des années, oublié le texte des actions de grâce (par coeur). Sans fausse honte, il s’évertuait à les réapprendre tout comme le faisaient ses Eclaireurs. Aux yeux de ces derniers, leur chef était le modèle à suivre ; et ils le suivaient.
Il se trouvait que ce jeune idéaliste, conscient d’être un produit russo-lorrain et qui, en cette qualité, rêvait d’unir tous les juifs dans une seule communauté, avait effectivement hérité la piété interne de même que le verbe persuasif de son aïeul maternel, le grand-rabbin.
L’autre aïeul, qui avait été relieur de son état, dans une bourgade lithuanienne, avait dû lui léguer l’enthousiasme des Juifs russes, leurs visions généreuses, et aussi les brusques abattements auxquels parfois Castor était sujet.
Il y avait en lui un poète, un homme d’action, un scientifique et un éducateur né. Aussi était-il passé maître dans l’art de négocier, de concilier. Il vous avait une façon d’énoncer de sa voix mélodieuse : « Mais nous sommes d’accord, voyons, nous sommes tous bien d’accord », et cela alors que la tension générale était à son comble.
On avait envie de rire aux éclats ou de demander à notre angélique Castor s’il n’était pas en train de se moquer du monde. Puis, la discussion se poursuivait ; Castor revenait à la charge avec la même douce insistance et peu à peu son affirmation de tout à l’heure devenait réalité: pour finir, tout le monde, sans trop savoir comment, se trouvait d’accord…
C’était alors le moment où, dans l’auditoire apaisé, soulagé, réceptif, Gamzon-Castor émettait quelque idée nouvelle ou concrétisait un projet qui lui tenait à coeur. Non, ce n’était plus un chef scout qui parlait, mais un chef tout court, un visionnaire soucieux de l’avenir de toute une jeunesse, de tout un peuple qu’il voulait exemplaire. Voici une de ses exhortations qui est demeurée dans la mémoire et le coeur de tous les E.I.F. :
Je voudrais que tu sois un bâtisseur, Non pas un discuteur,
Depuis trop longtemps, Israël discute et gémit, éructe et marchande.
N’essaie plus d’entrainer tes frères par des discussions, des résolutions, des motions….
Assez de ces parlottes ; la petitesse des hommes y noie l’idéal dans un bain de vinaigre.
Laisse tout ça ….
Donne-moi la main, donne-lui la main, chantons ensemble, tirons ensemble et bâtissons ensemble par la joie de notre cœur et l’effort de nos bras une vie nouvelle et un monde nouveau !
Il faut d’abord nous bâtir nous-mêmes, bâtir de jeunes juifs qui ne soient ni des parasites, ni des trafiquants, mais des hommes sachant produire et voulant donner.
Je voudrais que tu sois un bâtisseur, non pas un discuteur ….
Que tes mains ne s’agitent plus dans le vide pour y soutenir des mots
Mais saisissent un outil solide pour construire.
Construire une chose robuste et simple, pas un château de cartes, pas un château en Espagne, mais un objet qui tienne et qu’on puisse toucher.
Pour construire, il faut apprendre…
… Apprendre à te servir du marteau et de la scie, de la pioche et de la pelle.
Tu apprendras la valeur de l’effort….
Effort stérile du débutant qui s’épuise à contre temps…
Effort savant de l’ouvrier dont l’outil semble progresser tout seul par une entente secrète avec la matière.
Tu apprendras la valeur du temps et des heures, heures grises et maussades du temps gâché, de l’outil qui casse, du travail à refaire.
Heures joyeuses où le travail avance.
Je voudrais que tu connaisses l’allégresse du travail qui avance.
C’est comme un chant qui s’élève vers le ciel.
C’est comme une course au lever du soleil.
Tu sentiras la joie d’avoir produit….
Produire mille petits boulons par jour sur une machine trépidante…
Tailler un bloc de pierre, scier un arbre en planches ….
Ou peindre un tableau ….
L’ouvrier qui contemple son ouvrage a la même joie tranquille et profonde, image peut-être d’une joie divine ….
« Dieu contempla son ouvrage, l’ouvrage qu’il avait fait, et vit que c’était bien. »
Je voudrais que tu sois un bâtisseur …. Non pas un discuteur ….
Que tes mains ne s’agitent plus dans le vide pour y soutenir des mots ….
…. Mais saisissent un outil solide, pour construire ….