« Captain Gamzon » revint des Etats-Unis étonnamment sauf, tant au point de vue physique que moral et… financier. Il ne ressentait pas une trop grande fatigue et les vivats américains ne lui étaient nullement montés à la tête. Un autre que lui aurait peut-être profité des circonstances pour s’octroyer au moins un avantage matériel.
Il n’en fut rien. Modestement, Castor retourna auprès de ses E.I.F. et reprit le travail interrompu. A l’occasion, il évoquait son voyage outre-Atlantique, mais sans s’y attarder. Un sourire, un instant de réflexion et la parenthèse était fermée.
Il avait bien autre chose en tête, depuis son retour : l’école de cadres éducatifs et sociaux.
D’autres avaient eu cette idée avant Gamzon. Il y eut même ; dans divers milieux juifs ; quelques tentatives d’application qui ont plus ou moins avorté. Une seule école de cadres éducatifs demeurait : celle ouverte à Plessis-Trévise, près de Paris, par l’OPEJ (« oeuvre de Protection des Enfants Juifs »).
Elle se proposait de former, en un temps record, des moniteurs pour les maisons d’enfants de déportés, tandis que Gamzon pensait plutôt à l’encadrement des E.l F.
L’idée de ces deux centres de formation était pourtant simple et répondait à une nécessité urgente ! Elle aurait dû, semble-t-il, être accueillie avec empressement, avec gratitude même, par les responsables de la Communauté.
Hélas ! Les notables ouvraient de grands yeux quand on leur parlait de la formation de cadres. Ils flairaient là un déséquilibre budgétaire… N’osant dire : non, eux-mêmes, ils se dissimulaient volontiers derrière leurs maîtres-serviteurs, les technocrates dont les avis étaient péremptoires.
Par extraordinaire ; la clairvoyance et l’énergie de quelques-uns ayant eu gain de cause ; Plessis-Trévise d’abord, Orsay ensuite, virent le jour en 1946 ! Ils avaient bien des points communs. Tous deux étaient des internats d’un style nouveau. Leur mode de vie et l’enseignement qui s’y dispensait s’inspiraient des méthodes d’éducation active.
C’étaient des collectivités joyeuses, entreprenantes, propres, dont les membres trouvaient leur plaisir à servir l’ensemble sans le moins du monde se sentir asservis. Vingt ans après, devenus parents ou grands-parents, ces anciens élèves déclarent avec émotion que leur stage à l’école de cadres avait été la plus belle période de leur vie.
Tandis que Plessis-Trévise penchait pour le « kibboutz », Orsay faisait penser à une Yéchiva moderne. Castor donna à son école le nom de Gilbert Bloch, cet ancien de Lautrec polytechnicien promu à un grand avenir, tombé au maquis E.I.
Installée dans un petit château, à Orsay, cette école accueille une vingtaine de jeunes gens et jeunes filles à qui elle donnera, en un an, une formation de moniteurs pour maisons d’enfants ou de chefs scouts responsables ; formation à la fois pédagogique et juive. Castor voudrait aussi susciter des vocations d’assistantes sociales : quatre filles de la première promotion entrent dans une école sociale spécialisée.
A Orsay, Castor s’occupe de tout : des petits détails pratiques, de l’organisation des cours, de la culture générale. Il y établit une tradition de travail, de gaieté, d’enthousiasme. On discute ferme sur tous les aspects du judaïsme. Sous son influence, et celle de son adjoint, l’école s’oriente vers une vie religieuse intense, presque orthodoxe.
Castor est sur la brèche du matin jusque tard dans la nuit. Souvent la soirée se termine par une de ces conversations intimes (dans lesquelles il excelle) avec l’un ou l’autre des élèves.
Les pédagogues célèbrent le « grand coeur maternel » de Pestalozzi, qui s’est révélé au lendemain d’une guerre courte, mais meurtrière « faiseuse d’orphelins ». Ces orphelins abondaient alors dans la Suisse centrale et nécessitaient à la fois un coeur généreux et un esprit ouvert, qui se trouvaient si heureusement réunis en Pestalozzi.
Après la guerre de 39-45, alors qu’une telle détresse, à l’échelle mondiale, était sans précédent, la générosité ne fit point défaut. Mais on avait besoin de plus que cela. Gamzon était de ceux qui l’ont compris. A son coeur maternel, il ajouta le grand souci des pédagogues que hantaient non seulement les ruines présentes, mais l’impératif de préparer des lendemains vivables.
Parmi les élèves de nos écoles-express, on comptait d’anciens maquisards, des rescapés de camps allemands, des fils et des filles de déportés qui allaient devoir s’occuper d’autres enfants de déportés, plus jeunes qu’eux. La tâche de telles écoles était double. Il fallait régénérer, consoler, assister des jeunes qui n’avaient plus rien au monde, puisque parents et foyers avaient disparu.
En même temps, on devait faire de ces jeunes abandonnés des consolateurs, des régénérateurs, des reconstructeurs. « La pierre rejetée est devenue la pierre d’angle principale ». Cette belle formule du Psalmiste revenait souvent à l’esprit des hommes décidés et isolés qui s’étaient chargés de transformer les plus pitoyables d’entre les victimes du cataclysme en pionniers compétents, joyeux et convaincus, en bâtisseurs d’un monde nouveau.
Travail ardu s’il en fut, qui dévorait le temps et les forces, mais combien exaltant ! Les sceptiques qui étaient nombreux et avaient prudemment pris leurs distances, prédisaient un échec, un double échec même, à ces éducateurs impénitents. Dans une certaine mesure, I’entreprise était vraiment une gageure !
Bergson oppose la « Morale close », qui est individuelle et égocentrique, à la « Morale ouverte » ; ouverte sur le monde, sociale, désintéressée. A première vue. ces deux Morales paraissent en parfaite contradiction.
Cependant, le philosophe, guidé par sa claire intuition, remarque ceci : « Au-dessus de l’activité intelligente qui aurait en effet à opter entre l’intérêt personnel et l’intérêt d’autrui, il y a un substratum d’activité instinctive, primitivement établi par la nature, où l’individuel et le social sont tout près de se confondre. »
Or, dans l’Écriture, ils sont déjà confondus…
Le texte constituant la profession de foi juive résumée dans le Pentateuque, contient à lui seul et tour à tour l’interpellation individuelle et collective :
« Écoute, Israël, l’Éternel notre Dieu…
Tu aimeras l’Eternel…
Si vous écoutez mes commandements…»
A l’heure de « Écoute Israël »
Les préceptes s’adressent indifféremment à tous et à chacun puisque la grande, l’unique « Ecole du Désert » doit produire un peuple de prêtres…
Au sein de ce peuple de prêtres, l’individu est indissolublement lié au corps social « qui est la somme dans l’espace et le temps de tous ses enfants ». Le salut individuel est impensable s’il ne participe au salut de la collectivité. Ce ne serait alors qu’une fuite, une dérobade, non une solution exemplaire.
Le salut collectif doit, certes, commencer par l’individu, c’est-à-dire par une prise de conscience personnelle de la solidarité mutuelle. On ne résoudra jamais les problèmes collectifs sans le concours des individus. Voilà pourquoi chacun doit travailler à son perfectionnement afin de constituer ce « peuple de prêtres » préconisé par la Bible.
Se bien garder d’esquiver les problèmes personnels des jeunes, mais intéresser ceux-ci aux problèmes du monde; ne pas faire fi du présent, mais faire penser nos cadets à l’avenir : le leur propre et aussi celui de la communauté, du peuple, de l’humanité dans son ensemble. Telle est la tâche du pédagogue de tous les temps et en tous lieux.
Gamzon savait écouter les jeunes qui, volontiers, se confiaient à lui. La collectivité mixte à laquelle il tenait tant ; si propre qu’elle fût sur tous les plans ; n’en a pas moins ses problèmes. Déjà à Lautrec en plein déluge, alors qu’il était question de « rattraper par les cheveux » un gars qui allait être déporté, des problèmes sentimentaux se posaient, parfois pressants.
Toutefois, gare à nous ; et gare aux jeunes ; si nous nous complaisons à leurs défoulements ! Ceux-ci se perpétueront, ils nous submergeront et l’intéressé trouvera tout naturel que l’univers entier tourne autour de sa petite personne et de ses problèmes. C’est dans le dépassement que réside le vrai remède. Castor ne l’ignorait pas. C’est bien dans cette voie du dépassement qu’il se proposait de les engager une fois délivrés d’eux-mêmes !
Ce qui l’aidait ; ce qui nous aidait puissamment tous, à cette époque encore confuse ; c’était ce fameux substratum évoqué par le philosophe et qui agit depuis la plus haute antiquité. Mûs par « l’entraînement collectif, la création d’une atmosphère de dévouement allègre et d’enthousiasme, par notre propre « foi en la supériorité de ce qui est ouvert sur ce qui est clos, de ce qui est aspiration sur ce qui est contrainte » (André Berge), les élèves de Gamzon l’ont aisément suivi.
Il est des moments dans l’âge pré-adulte où l’être est si merveilleusement perméable aux grandes aspirations humaines que les aînés seraient impardonnables de ne pas l’y associer. Si on y arrive, c’est un viatique dont on le pourvoit pour la vie. Quel que soit le déroulement de cette vie, le souvenir d’une communion supérieure, même éphémère, demeure chez le bénéficiaire comme un âge d’or, comme un coin de paradis que rien ne saura effacer.
Le résultat de cette initiation au social et au spirituel ne se faisait d’ailleurs pas attendre. A la conviction et à l’enthousiasme de Castor répondaient bientôt ceux de ses élèves, tant il est vrai que se sentir intimement rattaché à un groupe humain, se référer à un grand passé et être promu bâtisseur d’un avenir lumineux, donne de la joie.
L’école d’Orsay, comme celle de Plessis-Trévise, était donc un foyer de joie et de ferveur. Toutes deux engendrèrent d’autres foyers semblables.
Au cours d’une fête enfantine donnée un peu plus tard dans une maison d’enfants de déportés, fut reconstituée l’histoire d’Esther. Un garçonnet (Mardochée) lança à une fillette (Esther), la fameuse mise en garde du héros biblique contre la lâcheté et le reniement. Le texte original, quelque peu malmené et teinté d’un fort accent de Belleville, mais dit avec quelle conviction ! ; résonne encore à nos oreilles :
« Et puis tu sais, faut pas t’imaginer que tu échapperas seule d’entre tous les Juifs, parce que tu es dans la maison du roi : si tu ne fais rien pour ton peuple, nous, on sera sauvés quand même, mais toi et la maison de ton père vous serez pris… »
Robert Gamzon dirigea l’école d’Orsay durant trois années. C’est son adjoint, un philosophe judaïsant exceptionnellement doué, qui prit la suite et qui donna à ce centre une impulsion nouvelle. Savant et conférencier brillant, il devint le maître à penser de toute une génération de jeunes, partis d’Orsay ou s’y étant ralliés.
Les « Orsayens » débordèrent peu à peu le cadre des E.I.F., firent barrage à plusieurs velléités d’abjuration, jouèrent un rôle positif dans la vie estudiantine juive du pays. Certains d’entre eux occupent encore des postes responsables dans la communauté juive en France, aux Etats-Unis et en Israël.
Sur le point de passer la main, Gamzon fit un voyage de « tourisme » en Palestine, juste avant la proclamation de l’Etat d’Israël. Il y noua de précieuses relations, tant pour lui que pour le pays.
En effet, quelques mois plus tard, il repartait pour l’Afrique du Nord accompagné, cette fois, par un membre de la « Hagana » (Corps de défense qui fut à l’origine de l’armée israélienne). But du voyage : y créer des réseaux juifs de défense en prévision de temps troublés qui malheureusement ne se firent pas attendre.
En 1948, prenant en considération les services rendus par Gamzon à la France avant, pendant, et après la guerre, tant en sa qualité de résistant qu’au titre de pionnier du scoutisme et de technicien émérite, la République française le faisait Chevalier de la Légion d’Honneur.