Une découverte du monde
La Téfila apparaît comme une «découverte du monde» ou, mieux, comme une intégration progressive des différents aspects de la réalité ; c’est sa structure même qui nous l’apprend. On se rappelle que l’office du matin comprend en effet quatre parties, qui correspondent à autant de «niveaux» du réel :
- Olam ha’assia : le monde de l’acte
- Olam hayetsira : le monde des formes
- Olam haberia : le monde comme création
- Olam ha-atsilout : le monde des idées.
Ce cheminement correspond à celui d’un «éveil», d’une «découverte».
Revenu à lui, l’homme voit d’abord le monde comme une somme d’objets qui sont là, matériels, s’offrant aux sens (‘Olam ha’assia).
Puis, de ces objets se dégagent des caractères communs, des formes abstraites, que perçoit l’intelligence, mise alors en mouvement (‘Olam hayetsira).
Etape suivante (‘Olam haberia), cet univers est perçu dans sa cohérence ; ce n’est pas un monde de hasard, c’est un cosmos non pas en ce qu’il présente le spectacle d’une émouvante harmonie, mais en ce qu’il est perceptible, accessible, analysable et, à la limite, susceptible d’être conquis.
Cependant, cette unité n’est pas une «donnée immédiate de la conscience» : le monde peut aussi paraître dans son éparpillement, dans la succession apparente de ses moments. Le ramener à l’unité (ce qu’exprime l’idée de création), c’est le résultat d’un effort, de l’effort de l’homme qui découvre à tous ses étages, ses lois, son fonctionnement, sa cohérence (ceci n’exprime pas du tout un retour en la croyance au monde clos pré-copernicien, mais plutôt que cet univers, infini, est aussi infiniment accessible, l’infini n ‘étant pas créateur d’effroi mais moteur de progrès).
Enfin, par delà les objets, les formes, les lois, la Téfila se fait redécouverte «d’idées» (‘Olam ha-atsilout). Ce ne sont pas des abstractions ténébreuses, mais un certain nombre de valeurs, de vérités, qui fondent ensemble une situation humaine : vérités touchant à l’histoire du peuple juif (nous appartenons à une histoire, passée et future), ou au plus profond de la personne humaine (la possibilité de «revenir» sur l’erreur commise pour la corriger, pour la supprimer, et aussi reconnaître à autrui cette possibilité).
Mais cette découverte progressive qui finit par «totaliser» l’expérience de l’homme, la Téfila n’en fait pas une contemplation passive et c’est pourquoi nous avons préféré tout à l’heure le terme d’intégration.
Ce que nous avons redécouvert, le texte de la Téfila étant alors un guide dans cette percée à travers des paysages constamment nouveaux, ce que nous avons redécouvert, nous allons l’absorber, nous allons l’intégrer à notre personne, pour en faire l’appui d’une action s’insérant dans une vue sur le monde, et par là, à tous niveaux chargée de sens.
La justice et l’amour
Un rythme anime le texte entier de la Téfila, comme il anime la réalité tout entière, humaine et cosmique : c’est le rythme de la respiration, de l’alternance, dualité essentielle de notre condition, que pose avec éclat le Bet (valeur numérique 2, d’où symbole de la dualité), en-tête de l’Écriture (Beréchit).
Repli-déploiement, intérieur-extérieur, concentration-diffusion, nuit-jour, il résume la globalité de nos situations. Dans le texte de la Téfila, son expression est multiple, omniprésente et va de l’évocation du rythme du monde (dans leYotser) à une méditation sur les notions de transcendance et d’immanence (dans Adon ‘Olam, par exemple). On le retrouve dans certains mots-clés :
- Béra’ha = déploiement extérieur, diffusion,
- Kédoucha = repli, intérieur, séparation,
et jusque dans les noms de la Réalité Absolue.
A ce rythme sont associée deux valeurs ou, mieux, deux attitudes que le Judaïsme assure déterminantes, au regard de la condition humaine : celle de la Justice et celle de l’Amour.
La Justice, c’est la rigueur, le repliment, la séparation. Justice rigoureuse qui proclame que les hommes, que les peuples, dans leur essentielle différence, sont égaux, que par conséquent toute forme d’asservissement rompt cette égalité, et est une faute contre cette Justice. En hébreu, Tsédaka.
L’Amour, ‘Héssed, c’est l’ouverture, la générosité, l’invite au dialogue. Hommes égaux, différents ; ‘Héssed, c’est, cette différence perçue, la volonté d’engager avec l’autre le dialogue, qu’il s’agisse de la conversation anodine (mais sérieuse et vraie dans la mesure où l’on écoute l’autre) à l’acte d’amour, dialogue par excellence qui engage l’être dans sa spécificité et sa différence (voir texte de M. BUBER).
Avec les récits sur Abraham (= le ‘Héssed) et sur Its’hak (= la Tsédaka), la Bible nous faisait percevoir que ces deux valeurs caractérisaient les attitudes humaines les plus fondamentales, dans les rapports avec autrui.
Mais là ne s’arrêtait pas le mythe : Ya’akov (= l’harmonie, la beauté, l’achèvement, la plénitude) parvenait à réunir ‘Héssed et Tsédaka. Avec lui était rompue la tentation dualiste. Rythme binaire, duel du monde, mais dont les deux pulsions appartiennent également à la même réalité.
Rythme, duel continu qui, infiniment, aspire à l’harmonie, mais dont le choc (ou la succession) des éléments assure l’infinie avancée de l’histoire.
« Dieu »
Parmi les motifs les plus susceptibles d’induire en erreur, celui de la « divinité » mérite assurément la première place et ce, pour les mêmes raisons que nous avons énoncées plus haut à propos de la notion de «prière».
Le terme de Dieu, tel quel, est vide de sens. A proprement parler, c’est le nom de Zeus, divinité païenne dont nous n’avons que faire ici. En français moderne, il désigne un «Être suprême» inconnaissable.
Que pouvons-nous dire, en pensée juive de ce que les traductions françaises rendent (erronément) par «Dieu» ?
D’une part, on nous dit qu’il n’y a pas de «théologie juive», et d’autre part, on nous assure que les textes sacrés sont tout entier une étude effrénée de «Dieu».
Il n’y a pas de «théologie» (mot-à-mot «discours sur Dieu») juive, parce que cette réalité n’est pas analysable comme on analyse la terre (géologie), l’eau (hydrologie) ou les microbes (bactériologie).
Au lieu justement de poser, à priori, une réalité particularisée, « divine », comme le fait la théologie, tentons de déterminer «phénoménologiquement» un certain nombre de caractères que nous fournissent les textes. Cette réalité apparaît alors surtout comme :
- l’Altérité (nous avons déjà vu ce thème) : Toi, différent de moi, de mon voisin jusqu’à l’idée absolue de l’Alterité ;
- la Référence à partir de quoi s’orientent les gestes, les paroles, les actes (cf. les Bérakhot) ;
- l’Absolu, en quoi les idées références de la Téfila trouvent leur source.
On comprend alors qu’il ne puisse y avoir de théologie : la préoccupation, c’est l’homme. On comprend que la Téfila soit recherche de cette réalité : découverte, intégration du monde, elle situe son effort par rapport à cette Préférence, Absolue, tout Autre.
La langue hébraïque ne possède pas l’équivalent de Dieu.
Elle utilise une série de mots dont chacun constitue en quelque sorte une description d’un caractère fondamental de cette réalité, qui concerne l’homme.